Critique : The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3

Le geste utopique d’Adrian Piper

Notre auteur Jessica Aimufua porte un regard sur la première exposition solo d'Adrian Piper en Allemagne au Hamburger Bahnhof, à Berlin.

Adrian Piper, The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3, 2013-2017, Installation + Group Performance: 3 grey walls reaching from floor to the ceiling, 3 golden circular desks, golden embossed letters, 3 standing desks, 3 lean stools, computer system, 3 receptionists (one behind each desk). Adaptable Dimensions. Detail: The Rules of the Game #1. Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie / Thomas Bruns. Sammlung Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie. 2016 Schenkung der Freunde der Nationalgalerie. © Adrian Piper Research Archive Foundation Berlin. © APRA Foundation Berlin

Adrian Piper, The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3, 2013-2017, Installation + Group Performance: 3 grey walls reaching from floor to the ceiling, 3 golden circular desks, golden embossed letters, 3 standing desks, 3 lean stools, computer system, 3 receptionists (one behind each desk). Adaptable Dimensions. Detail: The Rules of the Game #1. Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie / Thomas Bruns. Sammlung Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie. 2016 Schenkung der Freunde der Nationalgalerie. © Adrian Piper Research Archive Foundation Berlin. © APRA Foundation Berlin

By Jessica Aimufua

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Au cours de l’été 2015, Adrian Piper a débuté une correspondance électronique singulière. Peu après avoir remporté le Lion d’Or à la Biennale de Venise avec The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3, elle aborda le directeur de la Neue Nationalgalerie à Berlin, Udo Kittelmann, et le persuada d’acheter son installation. Berlinoise d’adoption, Piper voulait que son installation soit exposée dans la capitale allemande et elle en fit la promotion en déclarant que celle-ci ne coûtait qu’« une infime fraction d’un des chiens en ballons de Jeff Koons ». N’est-il pas jouissif de voir, pour une fois, la médiocratie blanche et proprette se faire écarter au profit du talent artistique noir ?

Adrian Piper est l’une des premières artistes conceptuelles de sa génération, elle a exploré le thème de la subjectivité personnelle tout au long de sa carrière. Son travail passe de la méditation intime sur la féminité noire comme dans des œuvres telles que Vanilla Nightmares (1986) ou Cornered (1988) à des thèmes plus philosophiques, comme le langage et l’infini comme dans l’un de ses travaux plus récents Everything #21 (2010-2013).

Avec The Probable Trust Registry (2013-2015), littéralement « Le Recueil des personnes probablement dignes de confiance », nous voyons que ces deux champs se recoupent : un moyen pour Piper de démontrer que l’intime et le politique sont indissociablement liés. Après l’installation présentée à New York en 2014 et à Venise en 2015, l’œuvre a finalement été achetée par le musée Hamburger Bahnhof à Berlin et a été montrée en février dernier – marquant ainsi la première exposition solo de Piper en Allemagne.

En entrant dans la grande salle de Hamburger Bahnhof, on est confronté au monde de l’entreprise : des murs gris tourterelle s’élevant jusqu’au plafond séparent l’espace en trois segments uniformes. Devant chaque cloison se trouve un bureau de réception, doré et circulaire, avec un employé sympathique, vêtu de noir et souriant. Sur les murs très hauts sont inscrites des lettres d’or en relief et on peut y lire l’une des phrases suivantes :

 

I WILL ALWAYS BE TOO EXPENSIVE TO BUY.

(Je serai toujours trop cher pour être acheté)

I WILL ALWAYS MEAN WHAT I SAY.

(Je penserai toujours ce que je dis)

I WILL ALWAYS DO WHAT I SAY I AM GOING TO DO.

(Je ferai toujours ce que je dis)

Adrian Piper, The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3, 2013-2017, Installation + Group Performance: 3 grey walls reaching from floor to the ceiling, 3 golden circular desks, golden embossed letters, 3 standing desks, 3 lean stools, computer system, 3 receptionists (one behind each desk). Adaptable Dimensions. Detail: The Rules of the Game #1. Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie / Thomas Bruns. Sammlung Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie. 2016 Schenkung der Freunde der Nationalgalerie. © Adrian Piper Research Archive Foundation Berlin. © APRA Foundation Berlin

Les visiteurs du musée peuvent s’approcher de chaque bureau, engager une brève conversation avec le ou la réceptionniste et finalement signer un contrat pour s’engager à respecter une, deux ou trois des déclarations. Une fois entrés dans l’espace d’exposition, les spectateurs participent inévitablement à une expérience collective, qu’ils décident ou non de signer un contrat. À cet égard, l’œuvre est tout autant performative qu’introspective.

Après la clôture de l’exposition le 3 septembre, le musée fera la compilation numérique de toutes les déclarations personnelles rassemblées tout au long de la performance et l’enverra à ses signataires. Ces documents feront partie des réserves de la Nationalgalerie – Musées publics de Berlin et ne seront mis à la disposition du public que 100 ans plus tard.

À une époque où les mouvements de droite prennent de l’ampleur en Europe et aux États-Unis, il semble plus vital que jamais de défendre les valeurs démocratiques. Et tout comme la société l’est elle-même, The Probable Trust Registry est profondément politique. En tant qu’œuvre d’art collective et en cours, son succès ou son échec ne se dévoile qu’après sa présentation. En tant que philosophe, Adrian Piper savoure le dilemme qui se produit chez le spectateur à travers une telle œuvre performative. La confiance n’est pourtant jamais une donnée certaine, et la mise en place de contrats juridiques ne suffit pas à garantir des relations de confiance. Plus que tout, c’est le titre de l’installation, dont le mot-clé est « probablement », qui fait allusion au principe d’incertitude de l’œuvre elle-même.

Dans cette optique, le positionnement de l’installation dans la salle principale du Hamburger Bahnhof, pourrait presque passer pour une mauvaise interprétation. Alors que les anciens commissaires d’exposition (de la Elizabeth Dee Gallery à New York et de l’Arsenal à Venise) se référaient très justement à la folie bureaucratique de l’expérience en la situant dans un intérieur étroit, l’espace lumineux et spacieux de Hamburger Bahnhof évoque une ouverture trompeuse. La mise en valeur trop évidente va ici à l’encontre d’une stratégie spatiale cohérente.

L’installation confère à l’acte de signer un contrat social une dimension de mise en spectacle. Cela n’est guère surprenant à une époque où la politique se transforme de plus en plus en mise en scène de soi-même. Mais au lieu de thématiser cette théâtralité dérangeante, les nombreuses lectures et expositions qui accompagnent l’installation tournent autour de thèmes évidents comme la responsabilité, la sincérité et la transparence. Ce qui révèle, par ailleurs, à quel point le commissariat de l’exposition a l’impression de prendre position politiquement – comme si l’exposition était elle-même un symbole d’humanisme.

Si The Probable Trust Registry est certainement perçue comme une méditation sur l’intégrité morale, elle pourrait tout aussi bien être interprétée comme une réflexion critique sur la rationalisation croissante et le monnayage des valeurs interpersonnelles. Car la beauté particulière de l’œuvre de Piper réside dans ce geste utopique : l’impossible tentative de quantifier l’incalculable.

 

Adrian Piper. The Probable Trust Registry: The Rules of the Game #1-3, February 24 – September 3, 2017, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart, Berlin

 

Résidant à Berlin, Jessica Aimufua travaille comme auteure, rédactrice et traductrice.

 

 

 

 

 

 

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