Julie Mehretu

Elle capture l’agitation fébrile de la vie urbaine d’une manière incroyablement convaincante.

'LIMINAL SQUARED' Julie Mehretu at White Cube 9 x 9 x 9 and South Galleries

Installation view. Courtesy of artist and White Cube Gallery, London

By Basia Lewandowska Cummings

« Nous vivons à l’ère de la ville : la ville est tout pour nous – elle nous consume et c’est pourquoi nous la glorifions

Onookome Okome

 

On dirait que Julie Mehretu a mis dans un carton un coin de grande ville foisonnante, et qu’elle l’a secoué avant d’en vider le contenu sur une toile. Poutrelles et étais, et le souvenir flou des structures et des raisons qui présidèrent à leur fabrication, gisent là, cassés.  Maintenant sur la toile,  ces lignes droites sont interrompues par les inévitables débordements et verrues architecturales qui éclosent lorsque les villes vieillissent – baraques, kiosques, carcasses de véhicules brûlés, nids-de -poule, le désordre de la vie urbaine.

Sur ces toiles immenses,  monumentales, accrochées au White Cube Bermondsey, Mehretu thématise la déraison de la ville, son bruit visuel  ; et par l’habile association des dessins géométriques et des abstractions infinies qu’elle peint et dessine par-dessus, elles s’étalent sous nos yeux comme les villes elles-mêmes,  tout en sombrant dans une sorte de folie visuelle qui reflète la nature étrange et frénétique de la vie urbaine.

Dans Kabul (2013) de délicats dessins architecturaux  faits au crayon semblent se multiplier tout seuls, encore et encore. Mehretu s’attaque à leur raison d’être logique – les lignes droites et ténues ont été tirées si souvent à nouveau que les bâtiments qu’elles figuraient au départ en sont comme étouffés, à peine reconnaissables ici et là dans un coin ou une fenêtre ayant échappé à la prolifération sauvage et grouillante de ces traits tracés par Mehredu, pareils à une végétation parasite jaillie des fondations.

À ses côtés est accroché Invisible Sun (algorithm 2) (2013), un nuage d’acrylique gris et noir. C’est à peu près le résultat qu’aurait obtenu  Henri Michaux s’il avait essayé de peindre une ville après avoir pris une forte dose de mescaline. Le tableau n’est  qu’agitation, de larges coups de pinceaux plongent la toile dans un épais brouillard. Cela rappelle l’atmosphère des villes qui n’ont pas encore été assainies et filtrées grâce aux lois anti-pollution  ; comme une promenade dans le centre-ville de Nairobi qui se termine par de la suie et de la poussière dans le moindre repli, tandis que les pots d’échappement vomissent de noirs nuages de fumée, assoiffés d’essence bon marché.

Mehretu capture l’agitation fébrile de la vie urbaine d’une manière incroyablement convaincante et restitue visuellement par mimétisme une partie de son anti-logique. Et pourtant un aspect paradoxal perturbe son travail.

Ici, au White Cube, l’architecte David Adjaye a conçu un lieu semblable à un autel composé de quatre panneaux  spectaculairement éclairés, placés en biais et se faisant face. C’est là qu’est accroché Mogamma  : A Painting in Four Parts, qui a été montré pour la première fois à la DOCUMENTA 13,  polyptyque d’une immense complexité  et qui regorge de détails. Le titre fait référence à l’Al-Mogamma, un immeuble gouvernemental multifonctionnel situé place Tahrir, là où se déroulèrent les manifestations de 2011 qui menèrent à la chute de Hosni Mubarak.  Dans ces quatre tableaux, Mehretu s’est servi des plans et croquis d’innombrables places urbaines et les a superposés, transformés jusqu’à l’abstraction au point d’en faire une masse fourmillante. Des fractions de couleur néon sont peut-être des feux de circulation, des lignes et flèches les plans de campagne d’une armée en marche  ; on pourrait presque y voir la photo d’un terrain post-apocalyptique, tirée peut-être de The Road de Cormac  McCarthy. Mais le lieu qui les abrite, cette galerie aux allures de cathédrale, est en contradiction avec l’histoire publique qu’ils convoquent. Ce sont des pièces de grandes dimensions, monumentales, le rêve pour un collectionneur et le complément royal de toute collection privée. Comme Karen Rosenberg le soulignait dans le New York Times, «  en 2007, Goldman Sachs a commandé une œuvre murale de 80 pieds (env. 24 mètres) à Mme Mehretu pour le hall de son immeuble du quartier de Battery Park City à Manhattan.  » Le domaine de la finance accueille très favorablement Mehretu , pourtant les lieux de révolution qu’elle décrits –et qui constituent l’essentiel de ses travaux actuels- sembleraient demander un cadre plus chaotique, moins policé.

La proximité entre l’importance des sommes mises en jeu pour exposer ces tableaux et l’expansion urbaine  tentaculaire, stimulante et vibrante qu’ils explorent est incommode. Troublante également l’adoption de son travail par de grandes banques et institutions dont la récente apocalypse n’est pas directement interpellée par elle directement, mais plane malgré tout comme un spectre inconfortable, car elles ont sans nul doute eu un énorme impact sur la «  formation d’une identité personnelle et communautaire »,  si présente au cœur de ses préoccupations artistiques. Au lieu de cela, l’exposition contourne ces questions plus critiques. Au lieu de cela,  les toiles montrent une zone publique en contradiction avec son environnement, elles débordent de l’état d’esprit d’une ville que nous ne pourrons jamais vraiment connaître ni mesurer, dont la force politique est extrêmement vivante et pourtant curieusement circonscrite, mais qui existe ici, sous une forme convaincante, dans l’enchevêtrement des marques et gestes imprimés par Mehretu.

 

Basia Lewandowska Cummings est éditrice, écrivaine et curatrice de films basée à Londres.

JULIE MEHRETU – LIMINAL SQUAREDWhite Cube 9 x 9 x 9 and South Galleries, Bermondsey, London, 01 MAY 2013 – 07 JULY 2013.

 

Traduit de l’anglais par Marie-Claude Delion-Below.

 

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