Je m’appelle Sophie

« Sophie n’est pas la seule femme forte peuplant notre scène artistique au moment »

En conversation avec l'artist Mary Sibande

Mary Sibande’s work featured as large photographic murals on the sides of buildings and other structures in Johannesburg. © Designboom

By Elisabeth Wellershaus

Sophie est une employée de maison fictive, sortie de l’imagination de l’artiste sud-africaine Mary Sibande.Présentée pour la première fois lors de son exposition « Long live the dead queen » (Longue vie à la reine disparue), Sophie a depuis visité de nombreux musées, galeries et panneaux d’affichage dans le monde ­– sous la forme, par exemple, d’une installation en fibre de verre ou d’impressions photographiques surdimensionnées. Remarquée jusqu’à présent sous un nombre incalculable de déclinaisons, Sophie critique l’image stéréotypée dont les femmes sud-africaines sont affublées. Pourtant, dans son travail futur, Mary Sibande s’apprête à la faire disparaître.

 

Dans quelles conditions Sophie est-elle née ?

 

L’idée de départ était de rendre hommage aux femmes de ma famille qui ont toutes été employées de maison – de mon arrière-grand-mère à ma mère. Je suis née dans les années quatre-vingt, si bien que j’ai grandi dans un contexte différent et ai mené une vie bien éloignée des générations de femmes sud-africaines me précédant. Dans ma famille, je suis la première femme à être allée à l’université. La question de servitude s’est transmise de génération en génération dans ma famille, jusqu’à mon arrivée. J’aspire à de nouvelles perspectives en tant qu’artiste, puisque je ne serai jamais domestique mais que je peux, néanmoins, en revêtir les atours et me compoter comme telle. Ce rôle me permet d’emboîter le pas à une lignée de femmes très fortes. En essayant de s’approprier certaines de leurs expériences, Sophie est apparue comme une descendante légitime.

 

Représente-t-elle véritablement votre famille ?

 

D’une certaine manière, oui. Mais pour moi, le plus important est que Sophie incarne également les désirs et les aspirations. La première épreuve photographique que j’ai réalisé d’elle la représentait en train de tricoter un pull Superman. Je voulais créer quelque chose pouvant lui servir d’uniforme, une tenue qui lui permettrait d’exprimer ses désirs. Les histoires de Sophie sont intimement liées aux histoires que les femmes de ma famille m’ont racontées quand j’étais enfant, mais elles vont bien au-delà. La plupart des histoires que m’a confiées ma grand-mère puisaient dans ses aspirations. C’est donc dans ce contexte que j’ai imaginé Sophie, en m’assurant néanmoins qu’elle irait plus loin et, qu’en fait, parviendrait à réaliser ses souhaits. En même temps, elle reste une employée de maison, d’où la présence permanente du foulard et du tablier.

 

Comment parvient-t-elle dans ces conditions à échapper à sa difficile condition sociale ?

 

Le bien le plus précieux de Sophie réside dans sa capacité d’imagination. Elle va au travail, portant son uniforme de domestique, mais lorsqu’elle ferme les yeux, son imagination commence à vagabonder. La robe extravagante qu’elle porte sous son tablier est magique ; elle réalise ses rêves et les fait découvrir au public. On l’observe dans toutes sortes de situations inhabituelles – par exemple, monter à cheval et devenir un monument national. Ou encore emmêlée dans une toile d’araignée faite entièrement de cheveux. La plupart de ces situations décrivent une femme triomphant des stéréotypes qui sont généralement prêtés aux femmes noires, comme ce thème des cheveux, culturellement ambigu, qui nous colle à la peau depuis des siècles.

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Vous approchez les problèmes sociaux de manière poétique et subtile. Votre travail avec Sophie coupe-t-il court à la confrontation ?

 

Chose intéressante, certaines personnes en Afrique du Sud ont trouvé que Sophie n’était pas suffisamment agressive. Je peux ici leur répondre que nos mères étaient d’une grande humilité et acceptait, en général, leur condition de domestique. Ce sont précisément ces circonstances essentielles dans l’histoire de l’Afrique du Sud – cette double discrimination, être à la fois une femme et noire – que j’ai voulu mettre en avant. Et, pour moi, la plus grande force de Sophie est que, malgré cet héritage, elle parvient à les dépasser. L’identité de la femme est une question qui m’interpelle, et je vais continuer à l’explorer dans mon futur travail.

 

De quelle manière ?

 

J’ai pris la décision de laisser Sophie s’en aller, avant que ses histoires ne commencent à lasser son public. Je n’ai pas envie qu’elle perde sa fraîcheur. Donc, dans ma prochaine installation, Sophie va être dévorée par un grand personnage violet. En pénétrant dans le présent immédiat, Sophie va marquer la fin de mon travail. Il est désormais temps que je raconte ma propre histoire, celle d’une jeune femme sud-africaine de notre époque.

Ma nouvelle exposition s’intitulera « The Purple shall govern » (La domination du violet) et s’inspire d’un moment bien précis de notre histoire. Au début des années 80, une manifestation sur l’équité a été organisée à Cape Town. La police vaporisa les manifestants de teinture violette pour mieux les identifier et les arrêter. À l’issue de recherches, je me suis intéressée aux rôles joués par les couleurs dans l’histoire de ce pays. Aujourd’hui encore, nous avons conscience des couleurs, un peu comme un monstre qui nous serait familier. En ce sens, mon nouveau travail va également boucler la boucle d’un point de vue personnel, puisque je vais revenir à ma première exposition au cours de laquelle j’avais déjà mis en scène un personnage violet qui me représentait. Avec « The Purple shall govern », je vais pouvoir ouvrir un nouveau chapitre et parler de mes propres aspirations et désirs. Et plus particulièrement de mes angoisses de femme, de la pression de fonder une famille et ma peur encore plus grande de concevoir et donner naissance à un enfant gravement difforme.

 

Ces questions touchant les femmes sont très présentes sur la scène artistique sud-africaine actuelle. Comment votre travail se positionne-t-il dans ce contexte ?

 

Je pense que nous souhaitons aujourd’hui mettre en avant les femmes. Et cela ne veut pas dire que je suis féministe, car je n’aime pas qu’on me colle une étiquette ou qu’on m’enferme dans une boîte. Mais je veux que mon travail mette en lumière les besoins des femmes et les questions qui les touchent. Aujourd’hui Sophie n’est pas l’unique femme forte de notre scène artistique. Même si cela a pris du temps, les artistes femmes ont enfin une plate-forme pour s’exprimer, comme en témoignent de nombreuses œuvres. Les femmes noires sont arrivées à un stade, où elles peuvent enfin faire ce qu’elles veulent dans ce  pays.

 

Mary Sibande est née en 1982 à Johannesbourg, en Afrique du Sud où elle y vit et travaille. Elle a étudié les Beaux Arts à l’Université de Johannesbourg. Mary Sibande est une artiste établie ayant exposé entre autres à la South African National Gallery, au Cap, au Festival Mondial des Arts Nègres, à Dakar. Lauréate de plusieurs prix comme par ex. le prix Standard Bank Young Artist en 2013, elle a également été invitée à une résidence au Smithsonian Museum, à Washington D.C..

 

 

Elisabeth Wellershaus travaille en tant que journaliste indépendante à Berlin. Elle écrit notamment sur les sujets culturels et sociaux axés sur le Maghreb et l’Afrique subsaharienne pour la presse écrite comme par ex. NZZ, taz, Kulturspiegel, FAS et mare.

 

Traduit de l’anglais par Mélanie Chanat

 

« The Purple Shall Govern », Gallery MOMO en collaboration avec National Arts Festival  in Grahamstown présente  Standard Bank Young Artist Mary Sibande, 27 June – 7 July 2013.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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