C& Print: The Interview Issue

L’art de l’Atlantique noir I

C& s’entretient avec Renata Felinto sur les présences et productions artistiques afro-brésiliennes

L’art de l’Atlantique noir I

Priscila Rezende, Brombril, 2010. C-Print. Courtesy of the artist

By Aïcha Diallo

 

L’art afro-brésilien est souvent négligé dans la perception que l’on a du Brésil contemporain. Le magazine O Menelick 2° Ato entend combler cette lacune en mettant l’accent sur les cultures de la diaspora de l’Afrique noire.

C& : Pouvez-vous nous dire quelques mots des publications O Menelick et A Presença Negra ?

Renata Felinto : Le nom de notre publication diffère en réalité de celui du fameux roi Menelik – elle a pour titre O MENELICK 2º ATO. Sur notre site web, nous expliquons qu’il s’agit d’un projet éditorial indépendant ayant pour objectif de réfléchir et de soutenir la création artistique de la diaspora africaine, ainsi que la production culturelle urbaine et vernaculaire de l’Ouest noir, en se concentrant plus spécifiquement sur le Brésil. Nous avons lancé le projet en 2007 sous la forme d’un blog.
La première version papier a été publiée en mai 2010, après quatre années de recherches au cours desquelles nous avons essayé de déterminer l’association graphique et éditoriale adéquate nous permettant d’explorer la thématique noire urbaine et contemporaine en rapport avec ses racines ancestrales, un sujet qui façonne encore aujourd’hui l’identité culturelle. Le magazine fait l’objet d’une publication trimestrielle et est distribué gratuitement lors de manifestations culturelles, dans des galeries d’art, des magasins, des bibliothèques publiques et des quartiers sensibles sur les plans social et politique de São Paulo.

Renata Felinto, White Face, Blonde Hair, 2013). C-Print. Courtesy of the artist.

Renata Felinto, White Face, Blonde Hair, 2013. C-Print. Courtesy of the artist.

C& : Comment décririez-vous le paysage artistique au Brésil?

RF : Cette question est très générique et vaste à la fois, de sorte que j’essaierai d’être précise. Dans le domaine des arts visuels, je perçois une tentative désespérée de poursuivre le travail de Lygia Clark, Lygia Pape et Helio Oiticica. En d’autres termes, une tentative de la part des Brésiliens de s’inscrire dans une histoire de l’art qui soit universelle, générale et officielle. Ces trois artistes – tous blancs – ont lancé le Movimento Neoconcreto (mouvement néo-concret), qui proposait de réconcilier l’art et la vie et contestait le concept de « the Eye » qui percevait l’art selon les idées de Clement Greenberg. Toutefois, cet art qui prétend être réconcilié avec la vie ne crée aucun espace pour parler de la vie vécue par des groupes dits minoritaires comme les Afro-Brésiliens (qui constituent une minorité en termes de pouvoir politique, mais pas numériquement.) Ainsi, pour répondre à votre question, le paysage artistique au Brésil est assez aride.

C& : Quels sont les défis pour les artistes afro-brésiliens sur la scène de l’art contemporain ? Dans quelle mesure le manque de représentation est-il lié à l’histoire du Brésil même, et tout particulièrement à l’histoire de l’esclavage ?

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RF : Les défis sont divers et nombreux. Les artistes doivent pouvoir vivre dignement, se loger, se nourrir, s’habiller, s’éduquer et se soigner. Mais ce n’est pas le cas pour nous tous. Une fois ce stade atteint, nous pourrions nous concentrer davantage sur le processus créatif. Aussi, les intellectuels et les universitaires au Brésil ne semblent pas réussir à comprendre pourquoi nous, artistes afro-brésiliens, avons besoin de créer des travaux visuels influencés par certaines thématiques et histoires. Cela constituerait une grande avancée de pouvoir s’engager librement dans des thèmes qui nous tiennent à cœur tout en étant intégrés au monde universitaire, et de voir notre production validée par des professeurs. Le contexte historique est directement lié à notre situation présente. Notre réalité actuelle ne résulte pas d’une incapacité, mais de la structure raciste existante. Et cette structure est si efficace que les Noirs croient qu’ils sont responsables, d’une certaine façon, de la pénurie et de l’oppression dans laquelle ils vivent. L’esclavage est très présent dans nos relations sociales actuelles.

Renata Felinto, White Face, Blonde Hair, 2013. C-Print. Courtesy of the artist

Renata Felinto, White Face, Blonde Hair, 2013. C-Print. Courtesy of the artist

C& : Pouvez-vous nous parler d’artistes et de projets afro-brésiliens qui vous inspirent ? Où sont-ils majoritairement basés ? Quels moyens et espaces alternatifs sont importants pour leur travail, et comment leur offrent-ils la possibilité de se faire connaître et de réussir ?

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RF : Les artistes afro-brésiliens bénéficiant d’une certaine reconnaissance sont pour la plupart situés dans la région du Sud-Est, particulièrement à São Paulo, Rio de Janeiro, Minas Gerais et, pour certains, Bahia. J’aimerais citer de nombreux noms, mais je me concentrerai sur ceux qui ont été importants pour ma propre pratique en tant qu’artiste visuelle. Rosana Paulino, Yedamaria, Michelle Mattiuzzi, Moisés Patricio, Janaina Barros, Priscila Rezende, Sidney Amaral, Tiago Gualberto, Marcelo D’Salete, Jaime Lauriano, Olyvia Bynum. Tous sont allés à l’université. Rosana Paulino a un doctorat en arts visuels : elle est la première artiste afro-brésilienne à avoir atteint ce niveau au Brésil. Rendez-vous compte du fossé qui existe : le premier artiste noir à obtenir un doctorat en arts visuels aux États-Unis fut Jeff Donaldson en 1974 ; Rosana Paulino a obtenu son doctorat en 2010. Nombre de ces artistes misent avant tout sur leur représentation par les galeries , tandis que d’autres profitent d’aides publiques fédérales, étatiques ou municipales et ont obtenu un certain succès (1). Ceci a également bien fonctionné dans mon cas.

C& : Comment collaborez-vous avec d’autres artistes noirs ou artistes d’origine africaine dont les réseaux sont sur les continents américain et africain ?

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RF : C’est un énorme challenge de savoir ce qui se passe sur la scène des arts visuels de la diaspora africaine de différents pays. O Menelick 2° Ato est notre petite mais unique contribution à ce challenge, via la publication d’articles et d’interviews sur et avec les artistes d’autres parties du monde. Parfois, nous introduisons seulement une image et le nom de l’artiste, et cela suffit à éveiller la curiosité de nos lecteurs.

C& : Quelles sont, selon vous, les perspectives d’évolution de la visibilité de l’art afro-brésilien et de ses voix ?

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RF : Ma recherche se concentre sur les artistes afro-brésiliens, mais je ne pense pas que nous ayons besoin d’un label « art afro-brésilien ». Nous devrions juste exiger que l’art qui parle de nous et qui nous parle, ainsi qu’aux autres, soit appelé art. Cet art reflètera notre histoire, notre angoisse, nos rêves, nos mythes, nos images et nos désirs, tout comme l’art des artistes blancs. Si un artiste noir ne souhaite pas aborder l’un de ces thèmes, libre à lui ou à elle. Cependant, je le vois comme le produit d’un processus d’aliénation identitaire que l’on nous a imposé depuis la naissance, et il est incroyablement efficace.

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Cette interview fait partie de notre série C& en ligne « L’art de l’Atlantique noir » qui analyse la présence et la production culturelle afro-brésilienne.

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 Renata Aparecida Felinto dos Santos est une artiste en arts visuels basée à São Paulo. Intellectuelle et enseignante, elle a obtenu son doctorat ainsi que son bachelor et son master en arts visuels à l’Institut d’art de l’UNESP de São Paulo. Felinto enseigne l’art et la culture africains dans le cadre du cours d’histoire de l’art, de théorie et de critique des arts de troisième cycle au Centro Belas Arts. Felinto est membre du comité de rédaction de la publication O Menelick 2ºAto.

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Texte traduit par Myriam Ochoa-Suel

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(1) Le Brésil a un système particulier : gouvernement fédéral, d’état et de ville offrent certaines subventions et prix chaque année. Ces subventions finissent par devenir une alternative pour les artistes n’étant pas représenté par une galerie et ne pouvant vendre leur travail. En plus d’avoir un emploi quotidien (beaucoup sont instituteurs ou professeurs), ils candidatent pour ces subventions et prix. Une fois sélectionné, ils ont des fonds pour réaliser des projets de publications, expositions, qu’ils n’auraient autrement pu obtenir.

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Propos recueillis par Aïcha Diallo

 

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