C& Print Issue #7

Souleymane Bachir Diagne: Trump Troubles

Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne s’entretient avec C& à propos de l’Amérique post-Trump et de l’Afrique d’après le panafricanisme

Souleymane Bachir Diagne, 2013. Courtesy of Antoine Tempé.

Souleymane Bachir Diagne, 2013. Courtesy of Antoine Tempé.

By Aïcha Diallo

Dans la série Curriculum of Connections, nous souhaitons réunir la diversité des voix, des idées et des projets allant dans le sens de pratiques éducatives, artistiques et axées sur la recherche. Dans cet espace, nous apprenons, nous désapprenons et nous explorons ensemble les anciens et les nouveaux territoires des systèmes de savoir, des collaborations et de l’imagination.

C&: Dans quelle période de votre vie est né votre intérêt pour la philosophie ? Y a-t-il eu des influences philosophiques dans votre jeunesse ?

Souleymane Bachir Diagne : La philosophie a toujours été là. J’ai grandi auprès d’un père inspecteur fonctionnaire des postes de profession mais dont la vraie vie était la théologie. Il a étudié les lettres et la théologie. Aussi, j’ai grandi auprès de lui et de ses livres. Mais la décision de faire de la philosophie m’est venue assez tard. Pendant toute mes études, j’avais choisi d’être ingénieur, je suivais un parcours scientifique au lycée La CJC. Jusqu’en terminale, je me voyais plutôt devenir ingénieur. J’avais été admis en classe préparatoire en France pour les grandes écoles de lettres et de philosophie, mais j’avais également été admis dans une école d’ingénieur, l’INSA de Lyon. J’ai opté pour les classes préparatoires et donc pour la philosophie. Et je m’en suis bien trouvé !

C& : En tant qu’habitant new-yorkais et professeur d’études francophones à la Columbia University, comment voyez-vous la venue au pouvoir de Trump et ce qui s’est passé les derniers mois, surtout par rapport aux lois sur l’immigration ?

SBD : J’ai vécu cette élection comme tout le monde avec une grande surprise et en voyant effectivement ce qu’on nomme le populisme, le nationalisme se développer un peu partout dans le monde. Ici, il y a l’élection du président Trump, il y a des mouvements de même nature qui se manifestent en Europe. Par contre, pour ce qui est de la ville et de l’État de New York de manière générale, c’est le parti démocrate qui est au pouvoir.

Personnellement, la situation que vous décrivez n’a pas d’incidence sur ma propre vie, mais c’est vrai que j’ai des responsabilités auprès de la communauté sénégalaise qui vit ici. Par exemple, je suis président de la DECNA qui supervise les élections ici, donc je vois beaucoup de gens de la communauté sénégalaise. La communauté est assez troublée par les mesures qui sont prises. La presse a fait écho de la déportation récente de compatriotes sénégalais.

C& : J’ai vu récemment le film Kemtiyu – un portrait de Cheikh Anta réalisé par Ousmane William Mbaye, est-ce que vous l’avez vu ? Que pensez-vous de ce film et de la vision panafricaine et émancipatrice du penseur Cheikh Anta Diop ?

SBD : Oui, le film est une manière de nous présenter la vie de Cheikh Anta Diop à travers la force unique des images. Cela remet au goût du jour le panafricanisme. C’est vrai que l’on avait un peu perdu de vue cette générosité panafricaine qui doit être le moteur du développement de notre continent. La vision du panafricanisme, évidemment, est une vision qui a évolué. La période durant laquelle Cheikh Anta Diop prônait le panafricanisme n’est plus la même où nous vivons aujourd’hui. Il faut donc adapter les choses à la réalité nouvelle que nous habitons. Je vous parlais tout à l’heure des élections sénégalaises qui s’organisent ici. Le fait déjà qu’il y ait une carte d’identité de la CEDEAO est une bonne chose. C’est une mesure qui, symboliquement, est très puissante, cela montre que la citoyenneté ouest-africaine est malgré tout en train de se mettre en place. Il faut reprendre le flambeau du panafricanisme. Et ce film vient à propos pour nous le rappeler.

C& : Vous avez participé en octobre 2016 aux Ateliers de la pensée qui ont été initiés par Achille Mbembe et Felwine Sarr. Comment voyez-vous ce projet d’échanges intellectuels et culturels ?

SBD : C’est justement en lien avec ce que nous venons de dire par rapport au panafricanisme, en clair de mettre en chantier une réflexion orientée vers le futur de l’Afrique. C’est ce que nous avons entamé avec ces Ateliers de la pensée, organisés à Dakar et à Saint-Louis. À présent, l’idée est de répéter l’exercice, d’en faire un rendez-vous annuel regroupant un nombre varié d’intellectuels africains qui vont essayer de penser ensemble sous forme d’ateliers. L’idée est de créer une synergie, une réflexion commune qui pourra en naître.

C& : Est-ce que cette initiative est très francophone ? Si l’on compare cela, par exemple, à d’autres modèles anglophones. Est-ce que vous voyez des parallèles et/ou des contradictions ?

SBD : Par la force des choses, cette rencontre a été une rencontre francophone. Néanmoins, il n’y a aucune raison pour qu’elle reste francophone dans l’avenir. La vocation de ces ateliers est de grandir et d’inclure beaucoup de monde et de perspectives. Par exemple, le siège du CODESRIA, basé à Dakar, est l’organisme panafricain consacré aux sciences sociales sur le continent. Et celui-ci offre un espace pour l’élargissement de ces ateliers au monde anglophone et lusophone.

C& : Actuellement la notion de décoloniser les savoirs, les corps… est largement débattue. Comment voyez vous cela à travers la philosophie ? Comment décoloniser ? 

SBD : Il s’agit de décoloniser avant tout l’histoire de la philosophie. La manière dont elle a été – pendant très longtemps – enseignée dans les manuels qui faisaient commencer la philosophie en Grèce avec le miracle grec, ensuite à l’Antiquité, le monde médiéval latin puis l’époque moderne et contemporaine, était une manière de faire de la philosophie une affaire uniquement et strictement européenne. Afin de décoloniser les histoires de la philosophie, il faut restituer sa complexité à cette histoire de la philosophie. Au fond, il n’y a pas de transmission strictement linéaire, unilatérale, à savoir de la philosophie d’Athènes à Rome et de Rome à l’Occident latin et chrétien. La philosophie, c’est aussi bien le passage de la philosophie et des savoirs grecs à la ville de Bagdad à Fès, à Tombouctou, etc. Il y a tous ces tours et détours effectués par les sciences et la philosophie grecques dont il faut pouvoir rendre raison. Aujourd’hui, la philosophie a un caractère multiple et se pense un peu partout dans le monde entier.

C& : Et par rapport à l’art contemporain, comment considérez-vous cette sphère venant de perspectives africaines ? Et pouvez-vous nous nommer un/des modèle/s de pratiques artistiques que vous trouvez pertinent/s ?

SBD : Comme exemple, la démarche de Kader Attia m’inspire beaucoup. Son travail, qui est la fois un travail global et en même temps centré sur l’Afrique, ouvre à des questions qui ne sont pas strictement africaines. Selon moi, cela illustre ce que doit être aujourd’hui l’art sur notre continent. Non pas un art enfermé sur lui-même, mais un art qui embrasse des questions planétaires. Sur le plan de la réalisation artistique, le travail de Kader Attia va dans la même direction que ce que nous cherchons à faire avec les Ateliers de la pensée.

 

Interview par Aïcha Diallo.

 

Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.

 

Cette interview a été publiée pour la première fois dans le dernier C& Print Issue # 7. Lisez le magazine complet ici.

 

Explorer

More Editorial