La pensée décoloniale avec Rolando Vázquez

La fin du contemporain ?

En mars de cette année, le sociologue Rolando Vázquez était invité à Berlin pour réfléchir à la « décolonisation du temps » comme une manière de penser au-delà de la modernité occidentale. C& a discuté avec lui des terminologies, des approches alternatives de l'histoire et de la création d'un espace de pensée décolonial lors du Festival MaerzMusik* au Berliner Festspiele.

Jeannette Ehlers
'Whip it Good’ 2017. Photo: Aukje Lepoutre Ravn. Courtesy the artist.

Jeannette Ehlers 'Whip it Good’ 2017. Photo: Aukje Lepoutre Ravn. Courtesy the artist.

By Yvette Mutumba

Nous souhaitons laisser la question de la fin du contemporain

comme on laisse une trace, un testament ;

dans l’espoir de parvenir à l’heure de la reconnaissance

et qu’il reste pour nous comme un souvenir,

un ancrage et une orientation mnémotechniques

pour continuer à marcher côte à côte,

cette grammaire du temps,

dans le mouvement de précédence,

vers l’éclosion de mondes signifiants décoloniaux.

 

C& : Vous avez récemment organisé un atelier sur la question de la « fin du contemporain » et de la décolonisation du temps. Comment interrogez-vous les régimes temporels occidentalistes ?

Rolando Vázquez : L’un des problèmes essentiels du contemporain est sa temporalité. Il a nécessité la négation de multiples passés, d’une multitude d’histoires ; il a été lié à la colonialité, à l’effacement d’autres mondes signifiants. Au cours du workshop, la notion de « post-contemporain » ne nous préoccupait pas, mais plutôt la possibilité de se rapprocher de la fin du contemporain, de l’ouverture à la multiplicité des histoires qui ont été effacées par celui-ci – effacées par son pouvoir normatif et de contrôle sur les champs de lisibilité.

C& : Lorsque vous et vos collègues de la recherche évoquez la fin du contemporain, où en sommes-nous exactement aujourd’hui ? 

RV : Certaines des critiques de la temporalité moderne ont montré que « l’autre » s’est vu refuser un espace dans le présent. Des penseur·euses comme Johannes Fabian défendent la diversification du présent, afin qu’il soit un espace où peuvent coexister diverses expériences et esthétiques. Il s’agit en effet d’une stratégie pertinente et précieuse. Cependant, dans une optique décoloniale, nous souhaitons remettre en question la constitution même du « contemporain » et sa notion du présent comme champ de lisibilité et de reconnaissance.

La prise de conscience du clivage moderne/colonial et de la blessure coloniale sous-tend l’importance de surmonter la normativité des espaces dominants afin que les histoires réduites au silence puissent trouver un espace de résurgence, de dignité. La blessure coloniale en tant que position géo-généalogique nous donne une positionnalité qui se distingue de celle qui régit le contemporain. Dans le cadre de l’atelier de réflexion, nous avons interrogé sa force normative. Nous avons pu observer, par exemple, que certain·es artistes accèdent aux espaces de l’art contemporain dominants alors que, paradoxalement, le sens profond de leur œuvre n’est pas reconnu. Leur travail se réduit généralement à la « superficialité » particulière et à la lisibilité du contemporain. Fabián Barba a décrit ces tensions – dans un système qui se dit radicalement ouvert tout en excluant activement des expériences. Nous ne nous contentons pas d’énoncer la fin du contemporain sur un plan discursif mais…

C& : … également comment la mettre en pratique ?

RV : La « fin du contemporain » doit composer avec des pratiques et des mécanismes de pouvoir précis par lesquels le contemporain s’est établi comme un champ et systématiquement minimise et marginalise d’autres mouvements dans le réel – des mouvements qui n’appartiennent pas à la généalogie occidentale de la perception et de la réception.

C& : Le terme décolonial revient fréquemment dans l’actualité, mais son usage est confus. Beaucoup d’institutions semblent penser qu’il est temps de penser à décoloniser leurs collections et leurs programmes. Je reste assez sceptique quant à la portée réelle de ces mesures sur les systèmes et les institutions. Après tout, que se passera-t-il lorsque le soutien et le financement accordés à toutes ces initiatives essentielles prendront fin ? Que se passe-t-il une fois que la tendance faiblit ? 

RV : C’est une autre question que nous avons abordée. La vogue autour du décolonial nous préoccupe, tantôt utilisé comme synonyme de déconstruction, tantôt amalgamé au postcolonial. Dans de nombreux cas, cette distinction n’existe pratiquement plus. Nous avons systématiquement présenté les questions distinctes que pose la décolonialité par le biais de la recherche déjà ancienne dans ce domaine et des événements organisés par nos groupes ici en Europe : la « Black European Body Politics » organisée par Alanna Lockward et la « Decolonial Summer School » coordonnée par Walter Mignolo et moi-même. Ce sont les espaces dans lesquels nous avons formé un collectif qui n’obéit pas aux barrières disciplinaires ou institutionnelles, mais qui partage une éthique décoloniale. Ensemble, nous couvrons un large spectre d’expériences et de pensées incarnées qui offrent une grande certitude à nos pratiques esthétiques et réflexives.

Chaque personne a des stratégies différentes pour renouveler les significations des moyens et des symbolismes hégémoniques. Nous percevons également la nécessité de développer non seulement des stratégies de contestation, mais aussi des espaces autonomes. L’invitation de Berno Odo Polzer à organiser cet atelier à MaerzMusik nous a été très précieuse. L’atelier est devenu un espace autonome pour nos pratiques.

C& : Revenons à la définition du décolonial.

RV : Je ne pense pas pouvoir vous donner une véritable définition, toutefois je peux vous expliquer d’où vient ce terme et ce qu’il signifie pour moi. La structure modernité/colonialité est issu de la pensée latino-américaine. Le philosophe Enrique Dussel, par exemple, a expliqué qu’il ne peut exister de concept d’Europe tel que nous le concevons sans les colonies. Il a ainsi permis de situer le début de la modernité à l’aube de l’époque coloniale, symboliquement marquée par l’année 1492. C’était l’époque où l’Europe se considérait comme le centre du monde. En d’autres termes, les conditions lui permettant de devenir le modèle dominant de civilisation ne peuvent être dissociées de son expansion coloniale. L’Europe s’est constituée dans une logique de négation à l’autre. Le décolonial est une réponse à cette relation.

La pensée critique en Occident reste essentiellement intramoderne. Le décolonial introduit une critique qui s’origine de l’extérieur. Walter Mignolo a montré qu’il n’y a pas de modernité sans colonialité, qu’il n’y a pas de Renaissance sans esclavage, que l’Occident a contrôlé le lieu d’énonciation et toute représentation du monde. L’histoire du progrès ou de l’avancement de la civilisation ne peut se faire sans l’histoire de l’asservissement, de l’extraction, de la domination. On ne peut pas séparer l’avènement de l’Europe, en tant que centre de l’économie mondiale, du système des plantations. Il est donc fondamental pour nous de comprendre que la colonialité n’est pas une aberration de la modernité, mais son revers constitutif.

C& : Qu’en est-il d’une perspective féministe ?

RV : Le féminisme décolonial a été fondamental au développement de ce domaine. Maria Lugones montre que le pouvoir du système colonial moderne ne se limite pas aux territoires et aux ressources, mais également à nos corps. Il existe une multitude d’autres voix. Catherine Walsh, par exemple, effectue un travail formidable dans le domaine de la transformation pédagogique. Toutes ces trajectoires de pensée et d’action sont souvent ignorées lorsque, par exemple, les musées recourent au terme décolonial sans faire référence aux décennies de travail qui le sous-tendent.

C& : Alors, où s’arrête la modernité pour vous ? Ou bien est-elle toujours en cours ?

RV : La modernité est toujours d’actualité. Dans notre domaine, on utilise le concept de modernité d’une manière particulière. Ce qui entraîne de nombreux malentendus lorsque les penseur·euses d’Europe en prennent connaissance. Nous employons le terme « modernité » pour désigner le projet occidental de civilisation. C’est un nom que l’Occident s’est octroyé. Nous souhaitons montrer que la modernité est un concept important pour situer le projet occidental de civilisation et rendre visible son pouvoir sur le vivant, sur la vie des peuples et de la terre.

C& : Est-ce la raison pour laquelle vous n’utilisez pas le terme modernité comme adjectif ?

RV : Pour nous, la question n’est pas celle du modernisme, ni celle d’être ou de ne pas être moderne. La modernité s’est traduite par la domination du monde selon une généalogie occidentale de la pensée, du pouvoir, de l’esthétique, de la subjectivité, et de bien d’autres choses. La modernité contrôle le discours sur elle-même, le discours visuel, sonore, textuel… Elle génère un système de représentation qui se constitue comme réalité. Et, très important, elle dissimule sa violence, elle efface son lien avec la colonialité. Tout cela se matérialise dans le produit, la marchandise, n’est-ce pas ? La marchandise arbore la marque, sa « coolitude », mais elle occulte le processus d’exploitation, la destruction qui se cache derrière. On ne veut pas voir les individus qui souffrent pour fabriquer ses vêtements, ni la dépossession des terres et les monocultures qui appauvrissent les espèces et les forêts tropicales nécessaires à la production du coton. Ainsi, le discours a une fonction d’effacement de l’effacement ; de négation de la négation. C’est ce que j’appelle la double négation de la modernité. La décolonialité implique un processus qui vise à donner une leçon d’humilité à la modernité, c’est-à-dire à l’amener au-delà de l’orgueil démesuré de son autoreprésentation.

C& : En quoi la recherche décoloniale ouvre-t-elle de nouvelles voies ? 

Les méthodologies occidentales s’attachent à la représentation de la réalité. Un raisonnement qui ne fait que reproduire de manière mimétique l’ordre social et historique dominant. En revanche, la recherche décoloniale s’interroge sur ce qui a été perdu : qu’est-ce qui a été exploité, extrait, privé de dignité, privé d’existence ? Autant de questions qui n’émanent pas d’une perspective eurocentrique mais de celle des personnes qui ont vécu sous la colonisation. Le terme de colonialité signale donc déjà un changement épistémique. À la suite d’Adolfo Alban Achinte, nous considérons le décolonial comme un mouvement de ré-existence. Et c’est là que nous distinguons l’esthétique décoloniale de l’esthétique contemporaine. L’esthétique décoloniale est placée sous le signe du retour : celui des trajectoires supprimées, des histoires, des vies et des expériences des personnes qui n’ont pas été autorisées à faire partie du monde, à devenir une réalité historique mondiale.

Patricia Kaersenhout, We Refuse- work in progress, mutulated history books, 2009, Courtesy the artist.

C& : Dans notre travail à C&, nous ne parlons jamais de pratique décoloniale, c’est une étiquette que les gens de l’extérieur utilisent. À vrai dire, nous aimerions la dépasser. Et peut-être est-ce la même chose avec les artistes dont le travail est beaucoup plus spécifique. 

RV : L’option décoloniale n’essaie pas de représenter une nouvelle idéologie ou une nouvelle utopie qui prendrait le dessus et deviendrait la nouvelle étiquette des choses. C’est une option que certains collectifs ou des personnes comme nous adoptent et proposent à titre d’outil qui peut ou non être utile à certains individus. Et en tant qu’option, il est nécessaire de la situer et d’identifier son historicité, car elle a alors le droit d’exister dans une situation d’humilité – en révélant sa positionnalité, en permettant toujours d’autres formes de lisibilité. Cependant, le fait que le décolonial se présente comme une option ne signifie pas que la colonialité est relative ; sa prise de conscience est ancrée dans l’expérience historiquement vécue de la dévalorisation de la vie des peuples et de la terre.

C& : Absolument. C’est l’essentiel, montrer l’existence simultanée de toutes ces options. 

RV : Oui, bien que le risque existe de confondre option et relativisme, ce qui n’est pas la même chose. L’option n’est pas une position postmoderne d’où l’on peut se laisser dériver ou avoir le privilège de choisir parmi les champs performatifs, etc. Par exemple, le racisme inversé n’existe pas, car le terrain est inégal ; il y a une histoire moderne/coloniale dans laquelle des millions de personnes sont mortes. Et ce n’est pas un choix. On ne peut pas sélectionner l’histoire dont on fait partie. Mais si on est du côté des privilèges ou du côté de la racialisation, on peut faire usage de sa position et l’exprimer de nombreuses manières.

C& : Quel est, selon vous, le rôle de l’Europe vis-à-vis du décolonial ?

RV : Nous pensons que la fin du contemporain offre une possibilité de décolonisation de l’Europe également, une possibilité pour le continent de sortir de la position d’abstraction, d’universalité, de centre, de nouveauté. L’Europe peut commencer à se voir à travers les yeux de l’autre. Pour moi, l’eurocentrisme est une forme d’ignorance, d’ignorance arrogante. La possibilité d’un dialogue véritablement interculturel exige que les positions dominantes soient déplacées du centre, que l’on ne s’exprime pas seulement à partir de la perspective de l’homme blanc qui domine la position directoriale, les programmes d’études, l’écriture, la subjectivité historique, etc. Le décolonial pourrait être libérateur pour une personne qui est confinée à cette perspective, dans l’aveuglement de sa position privilégiée. Le décolonial met en évidence les conditions d’oppression, mais aussi l’impossibilité pour les personnes privilégiées de vivre une vie éthique dans un système bâti sur une dynamique de consommation des autres et de la terre. La pensée décoloniale ne concerne pas seulement la dignité des mondes relationnels réduits au silence, mais aussi la contestation des privilèges. C’est une pensée qui s’offre comme une option, d’une part pour écouter les voix effacées, et d’autre part, pour révéler la positionnalité historique des personnes qui ont été placées par défaut comme la norme. Pour moi, ce sont les conditions pour une possible transformation.

 

*Rolando Vázquez a organisé l’atelier « Staging the End of the Contemporary » pour MaerzMusik (16-26 mars 2017) dirigé par Berno Odo Polzer. Les personnes présentes étaient également des spécialistes de la décolonialité : Fabián Barba Izurieta, Teresa María Díaz Nerio, Jeannette Ehlers, Patricia Kaersenhout, Hannes Seidl, Ovidiu Tichindeleanu et Madina Tlostanova.

 

Entretien par Yvette Mutumba

 

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