C& Special Edition #Detroit

Une après-midi à C.A.N. Art Handworks

Asmaa Walton s’entretient avec le ferronnier d’art Carl Nielbock au sujet de son parcours entre l’Allemagne et Detroit qui a changé le cours de sa vie.

Carl Nielbock and Asmaa Walton. C.A.N. Art Handworks, Inc. 2019. Photo: Anthony Parker

Carl Nielbock and Asmaa Walton. C.A.N. Art Handworks, Inc. 2019. Photo: Anthony Parker

By Asmaa Walton

Accompagnée du photographe de Detroit Anthony Parker, je me suis arrêtée près d’un grand immeuble situé dans la partie est de la ville pour attendre le ferronnier d’art Carl Nielbock. Né à Celle, en Allemagne, il a emménagé à Detroit au milieu des années 1980 pour prendre contact avec son père et une partie de sa famille qu’il n’avait encore jamais rencontrée.

Alors que j’attendais à l’extérieur par 10°C en cette singulière journée de février, j’admirais une grande sculpture métallique dessinant « Detroit », qui s’étirait sur presque toute l’étendue de sa longue barrière. Quelques instants plus tard, un camion noir est arrivé, dont un homme de grande taille a surgi et est venu droit sur nous pour nous serrer la main. Les présentations faites, nous l’avons suivi dans son espace, C.A.N. Art Handworks. Une fois installés à l’intérieur, j’ai remarqué la présence d’un monsieur plus âgé assis à ma gauche. Nielbock nous l’a présenté : « Oh, voici mon père. » J’ai souri, car je savais que son père était la raison principale de son installation dans cette ville.

Carl Nielbock and Asmaa Walton. C.A.N. Art Handworks, Inc. 2019. Photo: Anthony Parke

J’ai été immédiatement accueillie par de grands appareils, des bouts de ferraille et des œuvres en cour de réalisation. Nielbock a commencé à parler de sa première initiation au travail du métal et comment cela avait changé la trajectoire de sa vie. Il a parlé de la première fois où il a vu quelqu’un travailler le métal et où il a su quel était son destin. Cela nous a amené à parler des métiers qualifiés, dont il est un fervent défenseur. « Je sais à quel point les métiers qualifiés sont importants pour les gens qui n’ont pas la fibre scolaire, a-t-il expliqué. Ils sont comme les gens créatifs, et je sais que chaque individu – comme vous et votre photographie et votre travail d’écriture –, chaque individu a un talent. On ne lutte pas contre son talent. Il faut travailler sur la base des dons que l’on a. Mais si on n’a jamais l’occasion d’être initié, si on ne le voit jamais, alors il n’y aura pas le déclic. »

En d’autres termes, plus simples : on ne peut connaître ce qu’on ne connaît pas. Si vous n’êtes jamais exposé à une compétence, quel que soit votre talent, il y a très peu de chances que vous fassiez un essai parce que l’accès est simplement inexistant. L’accès est un problème majeur à Detroit, qui fait stagner les citoyens. Nielbock croit qu’en introduisant davantage de programmes professionnels spécialisés, cela pourrait résoudre des problèmes dans la ville. En 2017, un partenariat entre la Detroit Public Schools Community District (circonscription des écoles publiques de Detroit), la Detroit Employment Solutions Corp. (agence pour l’emploi de la ville), la Ville de Detroit et le Detroit’s Workforce Development Board (Conseil de planification et de développement de la main d’œuvre de Detroit) a été instauré pour rénover le Randolph Career Technical Education Center (Centre de formation professionnelle et d’éducation Randolph). L’objectif était d’attirer 900 étudiants et 900 adultes à se former dans leurs programmes de formation afin de répondre à la forte demande dans les domaines de la charpente, maçonnerie, plomberie et tuyauterie, chauffage, ventilation et air conditionné, électricité, et plus encore. Cette mesure pour la ville montre qu’il y a sans doute davantage de personnes sur la page de Nielbock.

Ayant fait quelques recherches préalables, je savais pourquoi Nielbock était venu s’installer à Detroit, mais j’étais curieuse de connaître son sentiment. Imaginez-vous quittant un pays qui représente la moitié de votre identité pour vous rendre dans un pays qui représente l’autre moitié mais que vous ne connaissez pas du tout. Nielbock est arrivé dans la ville comptant la population noire la plus importante des États-Unis. À la question des différences entre Detroit et l’Allemagne, il a répondu : « Aussi différent qu’une planète différente. Je n’avais jamais vu autant de Noirs de ma vie. Je n’avais jamais vu de Cadillac ni de gratte-ciel ni d’autres choses de ce genre. J’ai tout aimé, cela n’avait pas d’importance. J’aimais le clodo descendant la rue, j’aimais la clocharde avec son chariot de courses, j’ai tout aimé. Je me suis senti chez moi, libéré. »

En novembre 2018, C& a accueilli un workshop qui a réuni des écrivains des États-Unis et d’Allemagne pour quelques journées de dialogue. Parmi les retours intéressants des participants afro-allemands, s’est trouvée le lien ressenti par certains à la culture noire américaine en raison de l’exposition due aux médias. Bien que ces médias aient considérablement changé depuis son arrivée, Nielbock a déclaré avoir eu des expériences similaires. « Je pensais que tout le monde savait ce qu’il en était de Roots(Racines) et compagnie. Roots, la série télé ! Je la suivais en Allemagne, chaque épisode, je n’en ratais pas un seul. Mais tout le monde se fichait de Roots. Des Africains ? Des esclaves ? Hey mec, fiche-moi la paix. »

Carl Nielbock and Asmaa Walton. C.A.N. Art Handworks, Inc. 2019. Photo: Anthony Parker

En tant que Noire américaine, je savais personnellement que nombre d’entre nous se battent pour trouver leur lien avec les pays hors des États-Unis. La plus grande partie de notre lignée ne peut être retracée au-delà de l’inévitable barrière de l’esclavage, en particulier lorsque l’on a deux parents noirs américains. Pendant cet entretien avec Nielbock, j’ai réalisé que même les gens qui se considèrent comme Noirs en dehors des États-Unis connaissent sans doute ce même combat : une aspiration à un savoir que l’on ne pourra sans doute jamais vraiment atteindre. Il a confirmé cela : « Il existe un lien entre tes gènes et ton héritage culturel auquel il faut veiller pour devenir une personne à part entière… » Tel un moyen de commencer à combler ce vide à et se relier à l’autre côté de sa culture, il a commencé une collection d’art africain. Tout en me parlant de sa démarche, Nielbock m’a confié qu’il avait récemment effectué un test d’ADN et que les résultats avaient curieusement reflété sa collection d’art africain grandissante. « Alors que j’essayais de me trouver moi-même, je savais tout sur cela (l’Allemagne). J’ai grandi là-bas, mais je ne savais rien sur ma lignée du côté de mon père, mon père noir de là-bas [en Afrique], donc j’ai commencé à collectionner des objets d’art africain, puis je suis tombé sur des choses faites spécifiquement en [Afrique de l’Ouest], me heurtant en permanence à des objets de métal datant de l’époque précoloniale dans cette région. »

Cela doit être une découverte fascinante que de débuter une collection d’art sur la base d’un pressentiment intime et de se rendre compte qu’elle est peut-être spécifiquement liée à son propre héritage. Nombre de Noirs recherchent ce sentiment de lien avec un lieu, et Nielbock l’a trouvé dans le domaine du travail et de la sculpture du métal, un univers dans lequel il était déjà plongé. Lorsque Nielbock a fait part des résultats de son test d’ADN, j’ai perçu une certaine fierté. Presque comme s’il avait découvert une pièce manquante qu’on aurait cru perdue dans l’immensité de la diaspora africaine.

J’ai terminé notre interview sur la question : « Qu’est-ce que la ville de Detroit vous a apporté depuis que vous vivez ici ? » Nielbock a réfléchi une minute et a répondu : « L’honnêteté envers moi-même. » Detroit est une ville sans concessions. Les Détroitiens sont ce qu’ils sont et si cela ne vous plaît pas, c’est votre problème. De mon point de vue, en tant qu’originaire de Detroit, la personnalité de Carl Nielbock me semble parfaitement adaptée à la ville. Il est devenu un vrai Détroitien. Il est venu habiter ici, il a créé son affaire en partant de rien et il comprend l’importance pour la ville d’avoir des ressources pour ses citoyens. Detroit a de la chance qu’un visionnaire comme lui en ait fait sa ville d’adoption.

 

Asmaa Walton est originaire de Detroit et est titulaire d’un master en Arts politiques à la Tisch School of the Arts de l’université de New York.

 

Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par .

 

Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel. 

 

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