'Surveys (from the Cape of Good Hope)': Jane Alexander at the Cathedral of St. John the Divine in Manhattan

Jane Alexander à la cathédrale St. John the Divine

When I heard that Jane Alexander’s work would be shown in the Cathedral of St. John the Divine in Manhattan’s Morningside Heights neighbourhood, I wondered how the work I always associated with South Africa would translate here, in Manhattan. ...

Jane Alexander à la cathédrale St. John the Divine

Jane Alexander, 'Lamb with stolen boots'. © Jane Alexander, photo: Mario Todeschini

By M. Neelika Jayawardane

En apprenant que le travail de Jane Alexander serait exposé à la cathédrale Saint John the Divine dans le quartier de Morningside Heights à Manhattan, je me suis demandé comment opèrerait ici une œuvre que j’ai toujours associée à L’Afrique du Sud. L’invitation au vernissage de l’exposition «  Surveys (from the Cape of Good Hope)  » organisée par le Museum for African Art à Manhattan  en collaboration avec la cathédrale Saint John the Divine, annonçait la plus grande revue jamais faite en Amérique du Nord de l’ensemble de l’œuvre de Jane Alexander, tableaux, sculptures et photomontages. L’image1 illustrant l’invitation est elle-même un montage  : les créatures amputées de Jane Alexander, mi-humaines, mi-animales, posent au milieu de serpes rouillées et de gants en caoutchouc rouge sang, toutes placées devant un triptyque figurant l’ascension du Christ. Rois auréolés, apôtres, pécheurs et anges entourent le Roi des rois qui regarde la scène d’un œil bienveillant.  Quant au cadre doré ornemental, il m’évoqua la propension du baroque à masquer la violence derrière  la beauté des ors.

Avant d’entrer dans l’église, je suis restée assise un moment dans le jardin fleuri qui l’entoure. Les hauts murs de la cathédrale, dont la première pierre fut posée en 1892, reflètent  les aspirations des premières grandes vagues d’immigrants européens arrivant à New York. C’est en 1892 que fut ouverte Ellis Island, porte d’accès aux affamés et  miséreux venus d’Europe.  Je réfléchis sur ce que signifie pour une église comme celle de Saint John the Divine le fait de réserver un espace permettant de se souvenir de la souffrance des corps  : inviter les liturgies d’autres croyances, partager la chaire avec l’Autre,  convier une mémoire lourde et difficile. Ce n’est pas une église qui vise à utiliser son caractère monumental ou sa beauté dorée pour engendrer l’oubli, Saint John demande  : qu’est-ce-que signifie pour nous témoigner en tant que congrégation  ? Qu’est-ce que cela signifie pour un lieu de culte d’inviter à entrer en «  communion personnelle  »  avec  un univers artistique qui entreprend des voyages aussi risqués que ceux de Jane Alexander, de demander d’écouter la «  petite voix intérieure à peine audible  » pendant des communions aussi périlleuses  ?

Le commissaire de l’exposition, Pep Subirós,  soutient que, bien que les décisions de Jane Alexander aient été prises dans le cadre de «  dialogues fréquents  », et «  que ces dialogues aient parfois modifié ses idées initiales  » , les décisions finales portant sur l’emplacement et l’arrangement des différentes œuvres ont été prises par elle seule-  «  non parce qu’elle les a imposées  », «  mais parce que le contexte de cet espace et ses multiples éléments symboliques ont nécessairement joué un rôle important dans la configuration finale,  et que décider des formes et limites de cette relation faisait partie même du projet artistique. Ce sont des décisions dont au final  l’artiste lui-même doit prendre la responsabilité.  »  De fait, Subirós conçoit  le rôle «  du commissaire dans une exposition individuelle consacrée à un artiste vivant   comme celui d’une  « sage-femme »   assistant l’artiste dans ses efforts afin qu’il ou elle puisse présenter son œuvre dans les meilleures conditions possibles,  » plutôt que comme celui d’un directeur.

 

 

À Morningside Heights, les travaux de Jane Alexander ne renvoient pas aussi manifestement à l’Afrique du Sud et semblent plutôt évoquer les cinq derniers siècles du continent nord-américain  : le génocide nécessaire au mythe de l’Amérique et à la création de vastes espaces de forêts et marais où s’installeraient alors les immigrants.  Un regard attentif permet de voir qu’Alexander et Subirós ont utilisé des éléments spécifiques à chaque chapelle pour créer une interaction avec l’univers mis en scène à l’intérieur des Chapels of the Seven Tongues. Dans la chapelle Saint Boniface, sur un tapis de velours rouge surélevé  et déroulé pour accueillir l’arrivée d’une armée, se dressent de sauvages hommes-chiens, disposés devant la monumentale statue du Saint Michel de la cathédrale. Ils sont alignés en trois rangées de neuf rangs, corps minces et musculeux en marche, chaussés de bottes noires, leurs faces canines tournées de concert vers la droite. Cette armée met toute son application  à garder les yeux dans cette direction, fermement concentrée sur la tâche que les membres qui la composent ont imposée à leurs corps, sur les ordres contrôlant leurs actions.  Ils me rappellent la beauté inhérente aux parades de l’ère soviétique tout comme l’impossibilité de contenir la puissance d’une telle force. Mais en face d’eux se trouve la minuscule silhouette d’un chien, debout sur ses quatre membres, planté là fermement tout en semblant prêt à bouger, il a les yeux clairement fixés sur son but. De cette créature non photogénique au petit corps tendu, aussi peu impressionnante que pourrait l’être n’importe quel provocateur campé dans une attitude de défi,  émane la possibilité d’une rupture. Ce protagoniste, qui pourrait si facilement être repoussé par les rangées de soldats florissants et bien entraînés , est un rebelle dont nul empire ne saurait conquérir le cœur ni l’esprit. On se demande si Saint Michel conduira ce bâtard à la victoire ou si l’archange guerrier vengeur est du côté de la force plus conventionnelle.

La chapelle Saint Saviour abrite un personnage botté que j’avais déjà vu en 2010 dans un spectacle au Cap, dans le bruit assourdissant des vuvuzelas de la Coupe du monde. C’est un Christ décoloré, éternellement placé sur une caisse de munitions, les bras écartés, crucifié. Mais ce Jésus, muni d’une décorative couronne d’épines, n’a ni bras ni mains – des gants industriels rouges sans vie se substituent à ces extrémités, et pendent inutilement au bout de manches à balai. Bien qu’il soit venu en sauveur, en expiation des péchés,  les mains de ce Jésus sont propres et sans vie comme le caoutchouc rouge. En face, séparée par une double rangée de chaises et une  lumineuse fenêtre à claire-voie, se dresse la silhouette illuminée d’une mariée. De multiples épaisseurs de soie ivoire et de voile blanc lui couvrent le visage, la tête et le corps et la traîne tombe en cascade sur le sol de la chapelle où elle se répand sur les dalles. Ce personnage, l’Épouse du Christ – le corps de la congrégation- est accroché en hauteur au mur de la chapelle, très loin du regard posé dans le vide de notre Christ manchot.

Dans la chapelle Saint Columba figure l’  «  Aventure africaine  ». Ce qui frappe ici c’est la lumière  : la terre du bush sur laquelle sont placées les figures semble avoir éclaboussé les lieux de sang,  et la couleur de rouille envahit les ombres sépulcrales.  À l’arrière-plan on aperçoit un homme de taille réelle se détournant d’une scène remplie de petits personnages,  le visage caché par une capuche blanche. Bien que ce soit son dos qui accueille les visiteurs à leur entrée dans la chapelle, on le remarque immédiatement au milieu de figures de petite stature, de par sa taille mais aussi parce qu’il traîne à sa suite des serpes, machettes et tracteurs d’enfants. Chacun de ces «  objets trouvés  » est rattaché à sa taille par des câbles tendus.  Le rôle de cet homme est semble-t-il celui du bouc émissaire – il doit faire disparaître les preuves des péchés d’hier. Le sentiment prévaut que même si la violence dont ce lieu a été le témoin a désormais été solennellement bannie, son ombre demeure présente. Au premier-plan de cette scène, les Bom Boys de Jane Alexander sont habillés en hommes d’affaires louches –  l’un porte des lunettes noires de gangster, d’autres ont pris position sur les mêmes caisses de munitions que celle du Christ de la chapelle Saint Saviour. Un homme-singe d’une minceur impériale, rayonnant dans ses habits blancs comme en portent les siens pour se distancer du sang lié à leurs activités,  observe la scène assis dans un fauteuil roulant rouillé. Un autre homme-singe, sans vêtements cette fois, roule sans but dans une voiture peintes de rayures, tandis qu’un ibis solitaire et sans ailes est planté là à rêvasser  ; une créature apparemment esseulée, habillé de vêtements féminins, la stature  gracile et les traits cachés par un masque de renard, est modestement assise dans sa blanche robe de mariée  : une mariée coloniale,  emmenée ici pour faire son devoir. J’ai peur que la terre rouge ne salisse l’ourlet de sa robe. Surveillant tout cet univers devenu fou, un homme-singe, ventre arrondi par les années,  se tient là sur un baril d’essence écarlate  ;  ses bras sont légèrement tendus, le dos quelque peu arrondi de résignation, et l’inclinaison de sa tête exprime une immense perplexité. Comme s’il se demandait à quoi sert toute cette souffrance sur terre.

Le transept nord de l’église fut entièrement détruit par un incendie en 2001  ; il n’a plus de toit et les murs portent la trace des dégâts infligés par le feu. Quelques outils de jardinage oubliés – un râteau, une bêche, une échelle en bois branlante – sont entassés dans un coin. On se sent vulnérable face à l’air libre,  et fallacieusement protégé par les murs restants de pierre grise. L’espace ouvert de ce qui fut un temps le sol de la chapelle abrite le «  Security  »  de Jane Alexander. Alexander et Subirós ont réalisé ici un extraordinaire montage  : une clôture formée d’une double rangée de grillage surmontée de rouleaux de fil barbelé bien réguliers,  et des personnages-oiseaux  fouillant et furetant.  Entre ces deux rangs de clôture, un chemin de la largeur du pied, jonché de faucilles et de machettes. Ce sont des instruments servant à assurer la subsistance  – des outils habituellement utilisés pour les travaux agricoles dans les régions sans grande mécanisation, mais il vient facilement à l’esprit qu’ils puissent également servir à massacrer et éradiquer d’entières populations voisines. Ils côtoient des gants de caoutchouc industriels parsemés ci et là – comme ceux utilisés pour se protéger de produits chimiques corrosifs. Souillés par la rouille qui saigne des faucilles et des machettes, ils font penser à des gants de boucher  : comme si le sang avait teint une matière étanche faite pour résister et protéger. Dans le rectangle clôturé, une pelouse immaculée d’un vert brillant est occupée par un personnage solitaire aux allures de vautour sans ailes, sentinelle aux aguets ne pouvant quitter son enclos protégé. Ce n’est pas de l’herbe que Jane Alexander y a semé, mais du blé de printemps. Evelyn Owen, du Museum for African Art à Manhattan, me dit que le processus de germination  inclut le trempage et le repos des grains, et a en fait duré trois jours avant que le semis ne lève sur ce morceau de terreau noir.  Ce rectangle noir, couvert d’un millimètre de pousses vertes le jour de l’ouverture, est maintenant devenu un tapis lumineux et printanier qui attire un pigeon des villes à la recherche de nourriture  et un pinson au bec rouge. Le vautour vigile ne leur a pas fait peur et ils sont tout occupés à arracher des morceaux entiers dont les racines peu profondes retiennent encore de la terre. La scène, lieu clos où règne la sécurité mais qui est aussi un piège, se déroule sous le regard d’un personnage attentif au masque de babouin assis sur une corniche,  sa main humaine et parfaitement formée posée, doigts repliés, près de son pied. Son regard est fixé sur des lieux lointains.

Il ne faut pas avoir peur pour entrer dans l’univers de Jane Alexander. La première fois que j’ai été confrontée à ces sculptures,  j’ai eu le sentiment de devoir les aborder avec sincérité et compassion, en ayant conscience de ne  sans doute jamais pouvoir comprendre cette souffrance, mais en en ressentant la trace et en vivant avec elle. Ce n’est pas une œuvre «  facile  », ce ne sont pas de «  jolies  » sculptures – bien que leur réalisation soit manifestement de toute beauté. Mais chaque fois que j’ai vu son travail, je suis repartie en ayant vécu quelque chose proche de la transfiguration, comme si ce que je venais d’absorber avait pénétré mon corps, modifiant l’essence même de mon être dans ce monde.

Si vous abordez l’œuvre de Jane Alexander, il vous faut entrer et puis sortir en en réalisant combien ses propres narrations et ce que vous ressentiez avant cette rencontre se sont entremêlés. Allez-y et prenez le risque. Soyez authentique dans  l’espace du sacré. Pour les Américains qui entrent dans cette église, pour les gens de ce quartier historique – où les premières  cargaisons de la fin du XIXe siècle furent suivies de dizaines d’autres – peut-être est-ce l’héritage transgénérationnel, la mémoire du déracinement  et de la souffrance, qui nous permettent cette confrontation avec Jane Alexander – avec la peur, certes, de ce que son travail fera remonter à la surface, mais aussi avec un sentiment de gratitude pour avoir pu être à l’unisson avec cette petite voix cachée de l’Histoire qui nous aide à affronter le présent avec courage et conviction.

 

MNeelika Jayawardane est professeure adjointe en anglais au SUNY-Oswego.

Jane Alexander: Surveys (from the Cape of Good Hope), The Cathedral of St. John the Divine , New York, jusqu’au 29 Juillet 2013

 

Traduit de l’anglais par Marie-Claude Delion-Below

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1L’image sur l’invitation est une photographie faite par  Mario Todeschini de l’installation de Jane Alexander sur l’autel «  All Souls  » de la cathédrale de St John the Divine pour l’exposition Personal Affects en 2004, une exposition de groupe également initiée par le Museum for African Art.

2Jéremy Johnston, qui a collaboré à la conception et à l’installation, a effectué les recherches pour cette installation particulière. Jane Alexander dit qu’  «  il s’est donné un mal énorme pour trouver les meilleures conditions de croissance du blé dans des conditions climatiques incertaines.»

 

 

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