Une conversation avec Rasheedah Phillips

Futurisme Noir et technologies de la joie

Comment développer des concepts de futurité positive et des technologies de la joie durables qui soient spécifiquement bénéfiques aux communautés Noires à faible revenu, vulnérables et marginalisées, et remplacer les technologies négatives telles que celles liées à la surveillance et le « Big Data » ? En considérant les expériences temporelles uniques et intersectionnelles des femmes et des filles Noires et la manière dont elles se retrouvent délibérément exclues de l'avenir objectif et linéaire, l'artiste, autrice de science-fiction et curatrice Rasheedah Phillips, installée aux États-Unis, a créé The Future(s) Are Black Quantum Womanist, un projet pour les résidences en ligne à Solitude et ZKM sur le thème Refiguring the Feminist Future [repenser le futur féministe], sous la curation de Morehshin Allahyari.

Futurisme Noir et technologies de la joie

By Clara Herrmann

Les archives interactives en libre The Future(s) Are Black Quantum Womanist accès fonctionnent comme un paysage temporel non linéaire, une carte temporelle et une boîte à outils qui offre des technologies temporelles que les femmes et les filles Noires ont développées pour garantir ces futurs quantiques. Rendez-vous sur le site internet pour y lire un entretien avec l’artiste sur le contexte du projet, le temps comme une arme et le concept d’afrofuturisme, qui joue également un rôle essentiel dans son travail d’avocate d’intérêt public pour la défense des locataires à faibles revenus.

Clara Hermann : Que représente le collectif artistique multimédia Black Quantum Futurism ? Quand a-t-il été fondé et quelles en ont été les idées fondatrices ?

Rasheedah Phillips : Fondé vers 2014, BQF est une approche radicale qui développe des technologies et des pratiques libératoires de conscience spatio-temporelle qui, selon nous, sont bénéfiques pour la survie des personnes Noires marginalisées au sein d’un monde « high-tech » actuellement dominé par des constructions chronologiques linéaires oppressives. La théorie, la vision et la pratique de BQF explorent les intersections de la physique quantique, du futurisme et des traditions culturelles spatio-temporelles de la diaspora Noire/africaine. Nous nous réapproprions le temps en tant qu’arme et outil pour lutter contre l’oppression temporelle. Notre travail consiste à inspirer des techniques concrètes de vision et d’action contre une reconquête sans fin du territoire, du logement et de la santé dans les communautés Noires. Nous examinons les connexions sous-jacentes qui nous retiennent en captivité dans des prisons littérales et virtuelles et, à travers la lunette BQF, nous cassons les codes et les messages qui nous affirment que le temps est compté et que nous nous dirigeons vers une fin chaotique.

CH : Qu’est-ce que l’on peut trouver sur le portail, qui en a créé les ressources, et comment y navigue-t-on ?

RP : Le portail propose des courts métrages, des paysages sonores, de l’art visuel, de l’art glitch, un jeu Twine, des enquêtes, des cartes mentales, un jeu de cartes d’oracle numérique, des poèmes, des nouvelles et bien d’autres choses encore. Tout cela est accessible via des cartographies d’images non linéaires présentes sur ce portail. L’expérience est censée être intuitive et autoguidée — vous choisissez et créez vos propres expériences temporelles et spatiales. Les ressources ont été développées par Black Quantum Futurism et d’autres femmes Noires et artistes non binaires qui ont apporté au portail des technologies et des paysages temporelles de femmes Noires.

 

CH : Pouvez-vous nous donner des exemples de technologies temporelles que les femmes Noires ont développées pour assurer le(s) futur(s) quantique(s) ?

RP : Tout et n’importe quoi ! Nos écrits, notre musique, nos coiffures, notre art, la façon dont nous nous habillons, dont nous parlons, nos rythmes et nos mouvements. Toutes les méthodes par lesquelles nous modifions le temps et survivons à la chronologie linéaire oppressante dans un monde qui tente activement de nous évincer du futur.

CH : L’objectif est de « découvrir des configurations spatio-temporelles ancestrales pour la survie », comme vous l’écrivez dans le texte du concept. Comment faites-vous le lien entre le présent, le futur et le passé ?

RP : Le temps et la temporalité, tels qu’explorés par BQF, jouissent de multiples dimensions ; ils ne sont pas seulement mécaniques, linéaires, comme le rythme d’une horloge, ou d’autres mesures conventionnelles et historiques du temps. Dès notre plus jeune âge, on nous apprend à situer les grands événements, l’histoire du monde et même notre propre vie sur une ligne temporelle qui se déroule du passé au présent puis au futur. La chronologie se présente généralement sous la forme d’une ligne droite, les événements majeurs représentant des points sur la chronologie, où le temps apparaît derrière nous et progresse. Dans une perspective BQF, cependant, l’ordre causal n’est pas présupposé ou déduit. BQF considère que le futur, qu’il soit proche ou lointain, affecte le présent, maintenant, en remontant à la rencontre du passé et en générant nos expériences du présent. Le futur peut transformer le présent et ce dernier peut modifier le passé.

CH : Vous écrivez également des histoires et des essais de science-fiction. Quels rôles jouent l’écriture et la narration dans votre travail d’artiste ?

RP : Mes modes de narration s’inspirent des récits et des expériences propres aux femmes Noires, selon un point de vue spéculatif et afrofuturiste. Ma fiction spéculative explore consciemment des intersections particulières d’expériences souvent absentes des récits traditionnels de science et de fiction d’anticipation. Je raconte les histoires de mères adolescentes, celles d’enfants qui grandissent dans des institutions, celles d’une étudiante de première génération, celles de familles déplacées ou confrontées à la gentrification— et la façon dont ces expériences quotidiennes et réelles s’intègrent harmonieusement dans des univers de science-fiction ou d’anticipation.

 

 

Je suis également inspirée au quotidien par ma propre expérience de la maternité, et je suis très consciente de la façon dont la maternité a évolué au sein de ma famille. La première histoire publiée dans mon recueil de nouvelles, Recurrence Plot and Other Time Travel Tales, est une réimagination spéculative de ma propre histoire. Ma mère m’a eu à l’âge de quatorze ans, et j’ai eu mon propre enfant au même âge. Au bout d’un certain temps, j’ai pris conscience du schéma familial de la parentalité adolescente et j’ai voulu briser ce cycle pour mon enfant, afin qu’elle ne le répète pas. La fiction spéculative me permet d’approfondir la signification de ces expériences et la manière dont elles interagissent, s’interconnectent et suivent des schémas similaires dans divers autres systèmes et cycles de la nature, du cosmos, de la sociologie, de la psychologie, etc.

CH : En tant que fondatrice de Afrofuturist Affair, une communauté destinée à célébrer, renforcer et promouvoir les idées afrofuturistes et de science-fiction, avec quels concepts travaillez-vous et quel est leur potentiel ? Quelle est votre définition de l’afrofuturisme ?

RP : En 2011, j’ai créé The AfroFuturist Affair, une association locale, afin de créer une communauté et une plateforme numérique et physique pour les personnes Noires qui s’intéressent à l’afrofuturisme et à la fiction spéculative Noire. L’AFA a d’abord été un événement ponctuel à Philadelphie — un bal de charité costumé — dont les recettes ont été reversées à l’association locale Need in Deed. Puis, elle a évolué vers d’autres événements collaboratifs et créatifs, à travers tout le pays et dans le monde, des ateliers gratuits, de l’écriture créative et critique et des réseaux sociaux qui promeuvent et soutiennent la culture, la pratique et les événements afrofuturistes à travers la diaspora auprès d’un public de plus de 10 000 personnes. The Afrofuturist Affair m’a permis de développer de multiples plates-formes et supports permettant aux créateur·rices afrofuturistes et aux communautés marginalisées d’accéder et de participer aux concepts autonomisants, émancipateurs et générateurs d’univers qu’est l’afrofuturisme. J’ai organisé des centaines d’événements et d’ateliers au niveau local, national et international. Avant ce premier événement, je me sentais également stimulée et inspirée par la communauté en ligne de la Black Science Fiction Society, la communauté locale du spoken word et de la scène punk Noire.

Lorsque j’ai découvert le terme « afrofuturisme » en 2011, j’ai remarqué qu’il était principalement employé dans le milieu universitaire, les subcultures de l’Internet et les cercles artistiques. J’ai commencé à m’intéresser à la façon dont il se manifeste dans les pratiques de libération et dans les activités collectives communautaires et culturelles. Je me suis vraiment intéressée à la façon dont l’afrofuturisme pouvait être appliqué à mon travail d’avocate d’intérêt public, qui consiste à représenter des locataires à faibles revenus menacés d’expulsion et à défendre les victimes de violences domestiques et d’agressions sexuelles. En tant qu’autrice de science-fiction intéressée principalement par le voyage dans le temps, j’étais également très sensible au domaine du futur et au rôle du temps dans le contexte de l’afrofuturisme.
L’afrofuturisme m’a poussé à réfléchir à des temporalités alternatives, à la façon dont le temps s’imprime sur les communautés, et se déroule dans la vie des personnes marginalisées et opprimées qui ont un accès inégal à leur histoire et à leurs futurs.

 

CH : Où voyez-vous le concept d’afrofuturisme utilisé à mauvais escient ?

RP : L’afrofuturisme est souvent catalogué ou stéréotypé comme portant principalement sur la science-fiction Noire, le divertissement ou l’esthétique. Je pense qu’il s’agit d’une conception restrictive, exploitée par Hollywood et d’autres forces et institutions grand public. L’afrofuturisme et la futurité Noire doivent cesser d’être considérés comme isolés dans leur propre champ d’étude ou comme focalisés sur l’art, le divertissement et la littérature. On devrait les traduire davantage vers d’autres domaines d’études, tels que le droit, l’architecture, la psychologie, le travail social, la politique publique, etc. J’espère voir les communautés Noires continuer à considérer sérieusement l’afrofuturisme et son potentiel comme une force créative pour la construction d’univers et le changement de notre monde, et donc le développer dans cette perspective. Nous avons besoin d’une science environnementale afrofuturiste, d’un urbanisme afrofuturiste, de médecines afrofuturistes, de mathématiques afrofuturistes, d’horlogerie afrofuturiste.

CH : Le site web du Black Woman Temporal Portal suit également les principes de la connaissance et de l’accès libre. Ce concept est essentiel à l’idée d’une société ouverte et lutte contre la monopolisation des ressources. Comment vous situez-vous dans ce contexte ?

RP : En tant que personne issue d’un milieu modeste, j’ai compté sur les ressources en libre accès pour me permettre, littéralement, de survivre à l’université et à la faculté de droit, et je m’en suis servi pour établir des réseaux et une communauté avec des personnes du monde entier auxquelles je n’aurais pas eu accès autrement. Les ressources en libre accès m’ont permis d’apprendre l’histoire, la physique quantique, comment fabriquer et publier un livre, et tout un tas d’autres sujets — des choses auxquelles je n’aurais peut-être pas eu accès étant donné mon milieu socio-économique.

 

CH : Vous travaillez également en tant qu’avocate directrice de l’unité logement de Community Legal Services, représentant des locataires à faibles revenus qui font parfois face à une expulsion ou à d’autres problèmes de logement. De quelle manière ces expériences influencent-elles votre travail en tant qu’artiste ?

RP : Dans le cadre de mon travail juridique, je cherche à comprendre le rôle que joue le temps dans le système judiciaire pour les communautés Noires marginalisées, ainsi que son rôle en tant que marchandise économique dans la société occidentale, et je continue à en faire une question plus explicite dans mon plaidoyer en tant qu’avocate et dans mes engagements civiques en tant que membre de la communauté et militante. À travers mon travail artistique et culturel afrofuturiste, je développe des chronologies alternatives comme des outils pratiques permettant d’accéder au passé ou au futur d’une manière que la temporalité linéaire et l’obéissance au temps des horloges mécaniques et numériques ne permettent pas. Les temporalités alternatives peuvent contribuer à la perspective juridique, aux droits juridiques et à l’impact de la création législative future sur les communautés pauvres et historiquement marginalisées.

Dans le cadre de mon travail juridique, je projette une vision de l’avenir dans laquelle nous nous sommes activement penché·es sur les façons dont les futurs sont devenus inaccessibles aux communautés marginalisées en général et aux personnes Noires en particulier, et dans laquelle nous avons développé des concepts de futurités positives et des technologies positives durables qui sont spécifiquement bénéfiques aux communautés Noires à faibles revenus, vulnérables et marginalisées, et qui ont remplacé les technologies négatives telles que la surveillance et le « big data ».

 

Black Quantum Futurism Collective est une pratique artistique interdisciplinaire associant Camae Ayewa et Rasheedah Phillips qui tisse des liens entre la physique quantique, l’afrofuturisme et les concepts afrodiasporiques de temps, de rituel, de texte et de son afin de proposer des œuvres et des outils innovants qui offrent des possibilités pratiques pour échapper aux boucles temporelles, aux vortex d’oppression et à la matrice numérique. BQF a créé un certain nombre d’initiatives axées sur la communauté, des projets de musique expérimentale, des installations, des ateliers, des livres, des courts métrages, etc.

Entretien réalisé par Clara Herrmann, qui a suivi des études de littérature, de droit et de management de l’art à Constance, Berlin, Londres et Francfort-sur-l’Oder. Elle travaille sur la numérisation des institutions culturelles et sur des questions liées à l’art, la société et l’Internet. En 2014, elle a rejoint l’Akademie Schloss Solitude en qualité de chargée de coordination et a été responsable des relations presse et des coopérations. De 2015 à 2018, elle a développé et coordonné le programme Digital Solitude avec des bourses d’études, le programme en ligne « Web Residencies » et la plateforme numérique Schlosspost de l’institution.

 

Cette interview a été initialement publiée sur schloss-post.com le 15 août 2018.

 

Traduit par Gauthier Lesturgie.

 

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