Steve McQueen at Schaulager Basel

« Ses travaux agissent sur les sens comme une attaque »

Steve McQueen’s career retrospective at the Schaulager in Basel includes works that perplex and intrigue Caine Prize honoree Olufemi Terry

Steve McQueen, 'Charlotte', 2004. Photo courtesy: the artist, Marian Goodman Gallery and Thomas Dane Gallery. © Steve McQueen

 

Ébloui par toutes les multiples lumières du film expérimental Pursuit, j’ai cherché refuge en m’abîmant dans mes propres réflexions.

L’artiste Steve McQueen a réalisé cette pièce en attachant des lumières à sa veste avant d’arpenter un parc d’Amsterdam à la nuit tombée, une caméra vidéo en main. Un concept qui intrigue, c’est certain, mais c’est la mise en place élaborée de l’exposition qui permet que l’œuvre « fonctionne » : un écran double face dans une pièce presque obscure, quatre murs couverts de miroirs et la projection de ces tâches et filets de lumière provenant de sa veste évoquant vaguement des métropoles ou des étoiles, quoique beaucoup plus menaçantes du fait du bruissement des buissons et du bruit sourd des pas sur le sol qui les accompagnent.

Pursuit (2005), qui anticipe peut-être la tension minimaliste de ses longs métrages, est montré au Schaulager de Bâle avec une excellente efficacité. Le musée organise une rétrospective éponyme de l’œuvre de l’artiste britannique Steve McQueen : plus de 20 pièces y sont exposées – installations cinéma et vidéo, photographies, et même des longs métrages, car McQueen est, bien entendu (et presque uniquement), largement salué tout autant comme réalisateur qu’artiste plasticien.

Son travail vidéo expérimental possède une vigueur et une immédiateté qui ont souvent été remarquées. Pour reprendre les termes d’un critique, « l’œuvre agit sur le spectateur comme une agression 1. » De toute évidence, McQueen est un habile « lecteur » et manipulateur de la sensation et de la perception de l’espace.

Dans une rétrospective de cette taille, on s’attend à trouver des pièces qui ne sont pas convaincantes ou qui ne « fonctionnent pas », chaque observateur donnant une signification particulière à une compilation. Static, un film de sept minutes tourné en 2009 d’un hélicoptère autour de la Statue de la Liberté à New York, exerce sur le spectateur un effet pratiquement viscéral. Mais le mal au cœur provoqué par le mouvement instable de la caméra est-il fait pour compliquer d’autres lectures, telles que par exemple le symbolisme intrinsèque de la pièce, qui met en évidence la corrosion et la dégradation affectant cette « icône de la liberté » ?

Plus saisissant, Drumroll (1998), (roulement de tambour), un titre plaisamment approprié pour une pièce mettant en relief l’intérêt de l’artiste envers le conceptuel et l’expérimental.  Par combien d’itérations, se demande-t-on, ces idées sont-elles passées avant de répondre à l’attente de l’artiste ? Et même si les travaux ne déstabilisent pas le spectateur autrement que de manière « haptique 2», leur exécution n’en soulève pas moins des questions auxquelles ne peuvent être apportées dans le meilleur des cas que des réponses ambigües.

L’aspect auditif de nombre des travaux de McQueen constitue un contrepoint vital mais subtil à l’imagerie visuelle de l’artiste. Souvent, un spectateur prend conscience de l’effet acoustique d’une pièce bien après que l’effet visuel a pénétré ses sens. Dans le cas de Drumroll par exemple, un long moment est nécessaire avant de « comprendre » le mouvement rotatif du baril de pétrole de 55 gallons dans lequel l’artiste a installé trois caméras. Au départ, les façades des immeubles newyorkais, les jambes des piétons et les lampadaires semblent uniquement tourner sur place, comme si, pour parler par images, ils se trouvaient à l’intérieur d’une machine à laver. Peu à peu la lente progression du baril devient perceptible, tout comme le deviennent les bruits métalliques qu’il émet, et les cris fréquents de l’artiste, probablement destinés à faire dégager le chemin.

Les œuvres composées de films plus longs envoûtent elles aussi. Dans 7 Nov. (2001), l’artiste a enregistré son cousin parlant sans interruption pendant 22 minutes du jour où il a tiré accidentellement sur son frère. L’enregistrement s’accompagne de la projection d’une image fixe du narrateur photographié couché par terre, seuls le sommet de sa tête et ses épaules étant visibles. Une cicatrice latérale allant d’une oreille à l’autre sur tout le crâne, retient le regard du spectateur. Et le monologue, en anglais cockney, est tour à tour un mélange d’auto-apitoiement, de candeur et d’introspection, dont la constance est d’être toujours fascinant. Comment classer 7 Nov. dans le plus large contexte de l’œuvre de McQueen, ou comment évaluer, comme je fus tenté de le faire, la force visuelle de la cicatrice face au monologue au sein de la pièce dans son ensemble ?

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Dans le livre accompagnant le lancement de Steve McQueen, la théoricienne Jean Fisher fait référence à une affirmation de Michel Foucault datant de 1984 selon laquelle  « l’époque actuelle serait plutôt l’époque de l’espace »(1), et la met en perspective avec la définition faite par Marc Augé de la surmodernité, monde de lieux et de non-lieux. L’œuvre de McQueen, fait valoir Fisher, est soucieuse des « configurations de l’espace et des relations sociales forgées par la surmodernité. » Fisher semble résolument situer McQueen au sein d’un groupe de plasticiens tels que Ai Wei Wei ou Anish Kapoor, qui tous se penchent sur la critique de la temporalité et de l’existence moderne.

Mais  le travail de McQueen est éminemment contemporain en un sens légèrement différent aussi, qui touche à son incorporation et son appropriation ambigües de la fétichisation de la célébrité et de la notoriété inhérentes au monde contemporain. Prenons Girls, Tricky, un film datant de 2001 montrant un enregistrement en studio du musicien trip hop Tricky. Hypnotique, Tricky émet en boucle gémissements et grognements en évoquant son enfance privée de père. La caméra de McQueen le suit de très près, effleurant presque un moment sa nuque, l’image est granuleuse, mal éclairée. Le spectateur était alors absorbé par la fascination exercée par Tricky criant sa douleur, absorbé aussi par le sentiment d’être témoin d’un spectacle, spectacle faisant écho à celui conceptualisé par Guy Debord. Et pourtant, même en ayant à l’esprit l’effet spectateur-attente, on ne peut facilement détourner son regard, car, qui est le spectateur, soi-même ou bien l’artiste ?

Une manifestation encore plus complexe de cette tendance s’impose plus avant dans Charlotte (2004), susceptible de rappeler le film Dans la peau de John Malkovich. Quel effet exerce sur le spectateur le fait de savoir que cet œil rouge appartient à Charlotte Rampling ? Quel serait-il s’il s’agissait de l’œil de David Beckham, par exemple, ou de Rihanna ? La vidéo, certes, ne perd rien de son effet chair-de-poule. Nous sommes tous des êtres humains, après tout, et la seule idée de toucher le globe oculaire nous fait battre des cils. Il est fort possible que de nombreux visiteurs présents n’aient jamais entendu parler de Mme Rampling. Les autres,  ceux d’entre nous qui ont vu des films tels que Swimming Pool, Vers le Sud, sont immédiatement curieux de savoir ce qui a pu motiver Charlotte Rampling à montrer cet œil injecté. Sa participation ajoute un élément indéfinissable – culture pop mais dans le registre cultivé- qui n’est pas sans rappeler la centralité de John Malkovich dans le film de Charlie Kaufman.

L’implication de Charlotte Rampling ouvre une autre piste de questionnement : quel est le rôle de l’argent et de l’influence dans la pratique artistique contemporaine ? Peu nombreux, si tant est qu’ils existent, sont les étudiants en deuxième année aux Beaux-Arts, assez influents pour obtenir la participation de Charlotte Rampling dans un de leurs films.

Bear est considéré par nombre de critiques comme l’œuvre fondatrice de McQueen. Enwezor parle à ce sujet d’ « un usage quasi autobiographique du propre corps de l’artiste. » Et à juste titre, il y lit également que «  le corps homoérotique et le corps noir deviennent les codes  incommensurables de l’objectification et de l’identification. » Pourtant, bien que Bear figure tôt (1996) dans les normes de McQueen, un soupçon de figure imposée plane sur ses motifs et son imagerie. « Le corps noir dans la représentation artistique et la crise de l’identité noire masculine, » tels que les décrit Enwezor, sont des thèmes qui ont fasciné des artistes aussi disparates que James Baldwinn, Robert Mapplethorpe et Rotimi Fani-Kayode. On peut adhérer aux observations faites sur l’énigme représentée par la forme masculine noire tout en ayant le sentiment que le sujet a été par trop questionné, jusqu’à la banalité peut-être.

Quant aux longs métrages, Shame, le second film de McQueen est transgressif (superficiellement peut-être), une réussite visuelle qui ne tente jamais véritablement d’aller sous la surface de ses personnages.

Et avec un budget de 20 millions de dollars pour 12 years a Slave, actuellement en postproduction, l’artiste manifeste peut-être son orientation vers un milieu plus commercial – Shame a coûté moins de 7 millions et il reprend un sujet qui vient d’être traité récemment – quoique dans un style tout à fait différent- dans  deux films : Django Unchained et Lincoln. La comparaison est inévitable.

Il semble prématuré et même déplacé de se demander si les longs métrages de McQueen complètent son travail artistique ou s’ils en sont tout à fait indépendants. Ce qui présenterait un intérêt bien plus grand, s’agissant des doubles recherches de McQueen, serait de comprendre comment la reconnaissance acquise dans un domaine a pu avoir un effet de levier sur l’autre et comment le travail  avec un médium aussi populaire que le cinéma est susceptible de façonner la vision de McQueen en tant qu’artiste plasticien.

Olufemi Terry est un écrivain né en Sierra Leone. Il a reçu en 2010 le Caine Prize for African Writing pour sa deuxième nouvelle « Stickfighting Days », publiée à l’origine dans Chimurenga, vol 12/13.

Steve McQueen, 16 Mars – 1 Septembre 2013, Schaulager, Bâle.

WATCH: une conversation entre Steve McQueen et Hamza Walker.

Traduit de l’anglais par Marie-ClaudeDelion-Below

 (1) Michel Foucault, 1994 [1984], « Des espaces autres », dans Dits et écrits : 1954-1988, t. IV (1980-1988), Paris : Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 75

 

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