Un autre 1968!

Comment l’Algérie est-elle devenue la « Mecque des révolutionnaires » dans les années 1960

Les répercussions politiques et culturelles des émeutes mondiales de 1968 ont été abondamment documentées. Ce qui, en revanche, passe souvent inaperçu, ce sont les conditions qui ont été le ferment du climat de 1968. Ses prémices remontent aux mouvements anticoloniaux en Afrique qui se sont ensuite propagés au reste du monde. Parmi ces événements, on compte une manifestation étudiante à Dakar contre l’assassinat du leader congolais Patrice Lumumba en 1961. Cinquante ans plus tard, C& passe en revue les décennies les plus importantes du XXe siècle à travers une série d’articles nouvellement commandés. Cette fois, nous nous penchons sur la portée du Festival culturel africain, le Panaf, qui a réuni de nombreux mouvements de libération issus des Pays du Sud.

Delegation Parade Frelimo. Photo: Luc-Daniel Dupire. Courtesy of PANAFEST archiv

Delegation Parade Frelimo. Photo: Luc-Daniel Dupire. Courtesy of PANAFEST archiv

By Cédric Vincent

Dans les années 1960, l’Algérie faisait son autopromotion en se présentant comme la « Mecque des révolutionnaires ». À l’époque, il aurait été fréquent de croiser des militants pour la liberté comme Nelson Mandela et Amilcar Cabral dans les rues d’Alger. En 1969, la ville accueillit le Festival culturel africain, le Panaf. Il rassemblait de nombreux mouvements de libération issus des Pays du Sud qui fondaient leurs luttes sur des constructions idéologiques prenant l’Afrique comme référence. Dans ce texte, Cedric Vincent analyse la manière dont ce festival a tenté de rompre les liens avec les anciennes puissances coloniales et met en lumière ses faiblesses.

Affiche de 1er festival culturel panafricain. Courtoisie de PANAFEST archive

Le 21 juillet 1969 est inauguré à Alger un événement des plus marquants pour les scènes politique, culturelle et artistique d’Afrique et, plus largement, des pays qu’il était convenu d’appeler du « Tiers-monde ». La majorité de l’humanité avait cependant les yeux tournés vers la Lune où, ce même jour, Neil Armstrong et Edwin Aldrin venaient de poser les pieds. De quoi parasiter, on en conviendra, la résonance médiatique de ce premier Festival culturel panafricain. Le « Panaf », comme il a été surnommé, fut le centre, pendant une dizaine de jours, d’un monde en train de se créer, de retrouver une fierté culturelle, politique, d’appartenance et de prise sur le monde. Le tumulte et la fièvre émancipatrice de cette manifestation furent mis en images par William Klein dans un documentaire intitulé Le Festival panafricain d’Alger commandé par l’État algérien. Ce film demeure le meilleur témoignage de ce moment fulgurant.

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C’est en 1967 que l’Organisation de l’unité africaine décida de la tenue d’un Festival culturel panafricain réunissant les délégations des États membres. Le Panaf y apporta néanmoins un élément supplémentaire. Il fut l’occasion d’une rencontre, non seulement entre les représentations officielles des pays, mais aussi entre les mouvements de libération, notamment d’Angola, de la Guinée-Bissau, ou l’A.N.C., et encore le Black Panther Party américain et le Fatah palestinien. Les préoccupations des organisateurs faisaient écho à celles de créateurs et d’activistes noirs-américains (aux États-Unis, mais aussi dans les Caraïbes et en Amérique latine). Alors qu’il leur fallait conquérir des droits à l’égalité dans leurs espaces nationaux respectifs, ces militants appuyaient leurs combats sur des constructions idéologiques dont l’Afrique était le référent ultime.

Trois ans après le fameux Festival mondial des arts nègres de Dakar, le Panaf reprenait un dispositif similaire. Étaient offerts aux spectateurs des concerts (notamment de Miriam Makeba et Nina Simone, de free-jazz avec Archie Shepp, mais aussi de musique traditionnelle africaine), des expositions d’art moderne et d’art ancien, des pièces de théâtre et des films, ainsi que des ballets et des danses folkloriques, et, en point d’orgue, un grand colloque de réflexion sur « la culture africaine, ses réalités, son rôle dans la lutte de libération, dans la consolidation de l’unité africaine et dans le développement économique et social de l’Afrique ».

À l’occasion du festival, le président algérien Houari Boumediene, arrivé au pouvoir lors d’un coup d’État en 1965, prononça un discours sur l’unité africaine : « Ce festival, affirmait-il, n’est pas un simple divertissement qui pourrait distraire de l’effort commun. Il participe au contraire de “la bataille que nous menons ensemble en Afrique, bataille pour le développement et pour la libération nationale”. » Loin d’être une manifestation uniquement destinée à célébrer le panafricanisme par la culture et les arts, le festival devait revêtir, ainsi, une réelle dimension politique à visée continentale, voire mondiale.

Délégation Parade. Photo: Luc-Daniel Dupire. Courtoisie de PANAFEST archive.

Cet aspect de l’événement ne doit cependant, pas en occulter un autre : le rôle capital que le festival a joué dans la construction du pouvoir du nouveau régime. Sur un plan géopolitique, le festival a été un projecteur braqué sur l’Algérie pendant son projet de gagner la place de chef de file du mouvement tricontinental face à Cuba. Alger y défendait son image de « Mecque des révolutionnaires ». Il n’était pas rare de croiser dans les rues de la ville des hommes de légende tels que Nelson Mandela, Mario de Andrade, Amilcar Cabral ainsi que tous ceux qui, dans le monde occidental, luttaient contre les dictatures à l’instar de Mario Suarez – qui deviendra président du Portugal. Sans oublier le passage de Che Guevara en 1964, qui renforça profondément cette image, ainsi que la présence d’un groupe de Black Panthers en exil mené par Eldridge Cleaver.

De ce fait, le Festival d’Alger a gardé l’image d’une manifestation qui entendait afficher sa dissidence avec le Festival mondial des arts nègres (1966) dont les liens avec les anciennes puissances coloniales étaient considérés trop conciliants. Rappelons que l’Algérie n’y participa pas. Il faut dire que le Panaf a marqué les mémoires pour avoir été un véritable réquisitoire contre la négritude. Les attaques les plus vives furent émises lors du colloque par Sékou Touré, Stanislas Adotevi, René Depestre et Henri Lopes qui proclamèrent la « mort de la négritude », concept et instrument politique inadapté à la réalité africaine de l’époque. Alger sembla ainsi être le théâtre d’une rupture générationnelle et de l’émergence d’une nouvelle conscience internationale. La présence de Miriam Makeba, après son prétendu refus de participer au Festival de Dakar, renforça cette image de contre-festival. Il n’empêche qu’à Alger s’est poursuivi le travail de laboratoire entamé à Dakar : s’y prolongeaient, s’y complétaient, s’y corrigeaient les options émises en 1966 pour construire les sociétés postcoloniales de demain. C’est pourquoi les relations entre ces deux festivals doivent être examinées de manière plus intriquées que ne le laisse entendre l’aspect promotionnel du Panaf. Cette série de festivals-laboratoires allait se clôturer en 1977 à Lagos avec le Festac – le deuxième Festival mondial des arts nègres.

 

Cédric Vincent est anthropologue, enseignant en théorie de l’art à l’école des Beaux Arts de Toulon. Il codirige le projet PANAFEST archive dont fut extraite l’exposition Dakar 66 : Chroniques d’un festival panafricain (Musée du Quai Branly, Paris, 2016)

 

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