En conversation avec Wangechi Mutu

« Il s’agit bien de la vie après la mort, celle qui vient tout de suite après la vie »

C& est partenaire médiatique de l'exposition “The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists” au MMK, musée d'art modern. Conçue de façon à part entière avec l'événement, C& propose une série de conversations inédites avec les artistes participants.

« Il s’agit bien de la vie après la mort, celle qui vient tout de suite après la vie »

Wangechi Mutu, Metha, 2010. Installation view MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main, photo: Axel Schneider © MMK Frankfurt

MMK/C&  : De quoi parlent les œuvres exposées au MMK  ?

Wangechi Mutu  : L’année 1994, date du génocide rwandais, a été l’une des choses les plus soudaines et quasiment impalpables. Je me trouvais alors aux États-Unis et suis revenue au printemps pour rendre visite à ma maman, à ma famille. Elle m’avait raconté comment la population avait quitté, ou fui, le Rwanda pour rejoindre le Kenya. Dans l’église que fréquentait ma mère, on en parlait aussi, même si à cette époque, nous ne pouvions pas mesurer l’ampleur du désastre. C’est à cette même période, ou peut-être un peu plus tard, ou juste après, que certains survivants sont partis au Kenya et au Congo. Je me rappelle une histoire que je raconte souvent lorsque j’évoque la cuisine de ma maman. Elle est très constante dans ce qu’elle entreprend, et cuisine toujours un poisson d’eau douce très particulier originaire du lac Victoria, pas un poisson marin. Pourtant ce jour là, elle avait décidé de cuisiner un poisson marin, car les corps des victimes du génocide avaient fini dans le lac Victoria. La quantité excessive de «  nourriture  » apportée par les rivières qui se jetaient dans le lac avait créé une véritable hausse de la population piscicole. Et je me rappelle en train de manger et de réfléchir que nous devions manger ces corps, qu’ils devaient d’une manière ou d’une autre revenir dans nos vies par l’intermédiaire de ces animaux. C’est pour cette raison que j’ai toujours été complètement horrifiée et captivée par ce cycle qui mêle la mort, la vie, la violence et la réincarnation. Le mot «  metha  » signifie «  table  » et vient en fait du portugais «  mesa  ». Les corps des victimes avaient été conservés à des fins de consignation et d’observations médico-légales, et avaient été placés sur des tables en lattes de bois. Dans mon installation j’utilise également ces tables parce qu’elles rappellent l’autel que l’on trouve dans les églises, ces mêmes églises qui représentent également un endroit foncièrement atroce, puisque c’est là que des gens ont été assassinés au Rwanda. Parmi tous ceux qui se sont réfugiés dans les églises, nombreux sont ceux qui ont été dénoncés à la milice par le représentant du lieu de culte, ou tout simplement brûlés à l’intérieur. La table représente alors une espèce d’autel, un souvenir, un document, un signe avant-coureur de la haine potentielle de l’homme, de la folie mais aussi de l’efficacité dans cette tuerie.

MMK/C&  : Comment s’est déroulé le processus de création  ? 

WM  : Pour moi, le processus créatif passe par plusieurs étapes. Il y a cette idée qui ne me quitte pas et qui me hante. Elle ne prend pas toujours une forme précise. Je pense à ce repas et je vois ces photos que les journaux et CNN diffusent, et la somme de toutes ces choses est bien plus grande que celle contre laquelle je peux lutter. Je commence alors à faire des recherches sur cet objet de fascination, puis arrive le moment où je veux le représenter dans une forme particulière. La table a toujours été pour moi lourde de sens, même lorsqu’elle désigne un endroit tout à fait formel où nous venons ensemble communier, converser, courtiser, discuter. Je choisis un objet ou une chose, et je l’utilise comme terrain d’expérimentation pour voir comment il ou elle pourrait au mieux représenter cette thématique prépondérante.

MMK  : Que signifient les bouteilles de vin suspendues  ? 

WM : Je souhaitais vraiment mettre en avant l’idée du vin comme suppléant du sang et comme élément rituel. Plutôt que de sacrifier un animal ou quelqu’un, ce liquide peut servir à symboliser de façon marquante la mise à mort d’une personne. Et cela, sans se soucier de la rapidité ou de la facilité de l’action. Même l’abattage d’un poulet ou d’un mouton est un don à la vie. Le liquide est utilisé par l’église catholique pour symboliser le corps, le sang du Christ. À voir le vin s’écouler, l’une des plus belles choses est, certes, qu’il s’apparente au sang, mais surtout qu’il se présente comme un élément vivant, semblable au lait. Il peut devenir rance et sentir mauvais, mais il reste vivant parce qu’il est liquide. Il va produire de plus en plus de bactéries. Lors de la soirée d’ouverture au Texas, émanait de la pièce l’odeur de vin  provenant des bouteilles fraîchement ouvertes. Le lendemain en revanche, on commençait à sentir la levure. Sous l’effet de la chaleur et de l’humidité au Texas, le vin s’était transformé en pain et je pensais que c’était là, la concrétisation du miracle que j’attendais, auquel j’avais pensé pendant tout ce temps  ;  comment ces corps morts s’étaient transformés en nourriture et allaient nous nourrir. En quelque sorte, et de manière ironique, une nouvelle vie était née de ce massacre, ce qui est d’autant plus morbide. Nombreuses sont les femmes qui ont été violées pendant cette guerre et nombreux sont les enfants qui sont nés par la suite.

MMK/C&  : Dans l’histoire de l’art du Nord de l’Europe et de l’Amérique, la «  Divine Comédie  » a été interprétée par de nombreux artistes (tels que Botticelli, Delacroix, Blake, Rodin, Dalí ou Robert Rauschenberg) – dans quelle mesure cela a-t-il influencé la manière dont vous avez traité le sujet  ?

WM  : Ce que je trouve vraiment émouvant dans la Divine Comédie  –  et c’est en fait de cette manière que je l’ai abordée  – c’est l’utilisation d’une certaine métaphore en vue de réfléchir à un thème particulier. J’aime beaucoup ce que Simon Njami a dit sur la manière dont Dante entretenait ses relations avec d’autres personnes à Florence  ;  les histoires qu’il a inventées pour chaque personnage de la Divine Comédie étaient très personnelles et s’inspiraient de son propre ostracisme à Florence  ;  les narrations qu’il a écrites pour ses personnages exprimaient vraiment son profond sentiment de rejet. On comprend alors mieux le génie qu’était Dante, un génie  –  tel un dieu  –  capable de créer un endroit dans lequel chacun avait sa place. Il a en effet composé, notamment pour ceux qu’il n’aimait pas, des existences vraiment difficiles, atroces, éternelles dans ce monde. Je trouve ça tout à fait fascinant et incroyable. La création de ces mondes extraordinaires, de ces personnages placés ça et là, et le fait de nous autoriser, par notre imagination, à les tordre, les punir, les enrichir, les détruire, est si important. Cette histoire devient un baume apaisant, le remède médical grâce auquel nous pouvons aujourd’hui adopter une vie différente, entrevoir les choses autrement. En réalité, nous pouvons, dans notre imaginaire, créer des espaces dans lesquels toutes ces choses peuvent vivre et jouer. C’est pour moi ce qu’il y a de plus important dans l’art  –  faire vivre ces scénarios afin de ne pas les voir se réaliser dans la vie réelle.

MMK/C&  : L’exposition compte plus de cinquante  œuvres d’art réparties entre les zones du paradis, de l’enfer et du purgatoire. À quelle partie de l’au-delà votre œuvre appartient-elle  ?

WM  : Dans l’exposition, l’œuvre fait partie de l’enfer. Mais pour moi, il n’existe pas vraiment de séparation entre le paradis, le purgatoire et l’enfer. J’entrevois les choses différemment. Je suppose que mon travail ne s’inscrit pas tellement dans la vie après la mort, mais plutôt dans un monde imaginaire, dans l’imagination, dans les cauchemars de la nuit mais aussi du jour. Je crois fermement à l’interprétation des rêves, mais pas de manière occulte. Dans le système de croyances africain, nous analysons les choses d’une autre façon  : chez nous, nous avons les vivants, et les morts-vivants, les vraiment-morts et les pas-encore-nés. Les vivants, ce sont nous, ici et maintenant, les morts-vivants sont ceux qui sont morts mais qui ont toujours une influence sur nous, parce qu’ils viennent juste de mourir. Mais cette influence tient principalement au fait que, malgré sa mort, le mort-vivant reste dans nos souvenirs, puisque nous le prions ou que nous restons en contact avec lui. Ils sont vivants dans la mort  –  ils font toujours partie de la vie. Le «  mort-vivant  » est très certainement celui que je préfère. Ceux qui sont morts au point que je ne me souvienne pas d’eux me semblent intéressants, même s’ils ne me touchent pas autant que ceux qui, à mon sens, ont le pouvoir de motiver et de changer, comme ceux à qui je continue de penser. C’est ainsi qu’évolue mon travail, au moins dans ce royaume  –  même s’il ne s’agit pas de l’au-delà mais bien de la vie après la mort, celle qui vient tout de suite après la vie.

L’exposition The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists commissariée par Simon NjamiMMK / Museum für Moderne Kunst, 21 mars – 27 juillet 2014, à Francfort-sur-le-Main.

 

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