Biennale de Venise 2019

Tavares Strachan : l’idée d’un univers parallèle

Tavares Strachan a représenté le pavillon national des Bahamas lors de la 55e Biennale de Venise en 2013 avec Polar Eclipse. L’exposition explorait les mutations souvent invisibles dans les cultures et les environnements physiques, racontant des histoires d’espace et de temps, à l’époque de la globalisation et des narrations normatives du progrès. Ses installations multimédia conceptuelles questionnent la science, la technologie, la mythologie, l’histoire et l’exploration. Contemporary & s’entretient avec lui du passage de la représentation du pavillon des Bahamas à la participation à l’exposition centrale de la 58e Biennale de Venise, qui traite de limites, de dualité et de l’idée d’un univers parallèle.

Tavares Strachan,

Tavares Strachan, "Walcott (Hidden Histories)", 2018. Limestone, neon, transformers, books, pigment, enamel, vinyl and graphite mounted on custom metal shelf. Photo: Joshua White, Courtesy Regen Projects, Los Angeles

By Esther Poppe

Contemporary And : C’est votre deuxième apparition en tant qu’artiste dans le cadre de la Biennale de Venise. Comment vivez-vous le passage de la représentation nationale vers le concept plus « ouvert » du pavillon central dont le commissariat est assuré par Ralph Rugoff ?

Tavares Strachan : C’est une bonne question. Venise a toujours entretenu une longue relation avec le colonialisme et l’impérialisme, qui se ressent dans la manière dont est façonné le concept de la biennale internationale. Cela s’accompagne de l’idée du nationalisme qui sous-tend l’expérience de la Biennale. Pour un artiste, il se trouve là un vaste champ de possibilités de jouer avec cette limite, ou cette limite perçue.

Lorsque vous faites partie d’une exposition de groupe, vous êtes un petit peu plus passif, car vous n’êtes pas obligé de créer l’événement à vous tout seul. Vous faites partie d’une histoire plus vaste, que raconte le curateur. Je dirais que c’est à ce niveau que se situent deux différences notables.

Tavares Strachan, « Robert Henry Lawrence Jr. », 2018. 4500k neon, blue neon, yellow neon, orange neon, tube supports, transformers. Photo: Brian Forrest, Courtesy Regen Projects, Los Angeles

C& : Cette année, l’exposition centrale, May You Live In Interesting Times, présente 79 artistes du monde entier. De votre point de vue, dans quelle mesure ce titre reflète la contemporanéité ?

TS : Je pense que, quoi que vous viviez, c’est une époque intéressante, pour abonder dans le sens du titre choisi par Ralph Rugoff [le commissaire]. Ce qui est intéressant dans notre époque, c’est qu’il y a un sentiment réel chez les artistes que la voie que nous pensions devoir suivre en tant qu’artiste n’est pas celle qu’il faut emprunter. Et c’est intéressant, indépendamment de nos origines, parce que cela codifie l’expérience qui consiste à être vivant en 2019, d’être dans un champ créatif où les artistes prennent vraiment le pouvoir pour exprimer leur autonomie sérieusement et s’engager dans des communautés sous des formes qu’ils ne maîtrisaient pas forcément avant. C’est comme ça que je réagirais à cette question.

Je pense aussi que c’est un moment intéressant en termes de grands thèmes d’actualité. Mais tous les grands artistes que j’admire vraiment sont restés constants et ne sont pas interchangeables comme un grand thème d’actualité.

Tavares Strachan, « The Student », 2018. Mylar, matte paper, pigment, enamel, vinyl, graphite, mounted on acrylic. Photo: Brian Forrest, Courtesy Regen Projects, Los Angeles

C& : Lors des discussions préliminaires avec Rugoff et son équipe, les artistes ont-ils été impliqués dans le processus décisionnel du concept global et dans les négociations concernant la disposition des œuvres ?

TS : Je pense que la marque d’un bon curateur est son sens de la communauté, de la collaboration et de sa perspective égalitaire de la conception d’une exposition. Je trouve ces qualités chez Ralph, de sorte que le processus est très fluide et que cette fluidité lui permet une créativité et une production artistique, mais aussi la production de types d’expériences auxquelles nous ne sommes pas forcément habitués. Cela a été formidable de ce point de vue. Je ne pense pas qu’une seule décision ait été prise sans mon accord ni celui de l’équipe, et ça, c’est phénoménal.

Tavares Strachan, « Four Hundred Meter Dash », 2018. Mylar, matte paper, pigment, spray paint, acrylic, oil stick, enamel, vinyl, graphite. Photo: Brian Forrest, Courtesy Regen Projects, Los Angeles

C& : La proposition curatoriale et spatiale de la Biennale suggère que deux espaces soient attribués à chaque artiste : la « proposition A » dans le pavillon central et la « proposition B » dans l’Arsenal. Que pouvez-vous nous dire au sujet de ce déploiement de la narration artistique dans deux espaces ?

TS : On pourrait parler de l’idée d’un univers parallèle mais aussi de l’idée de dualité, et dans ces deux idées, on en viendrait à définir comment un membre du public fait l’expérience d’une œuvre d’art et comment un membre du public fait l’expérience d’un artiste. Je pense que, plus l’on peut voir ce que fait un artiste, mieux on a accès à son œuvre. Parfois, l’échec d’une exposition de groupe est que l’on ne nous donne à voir que des échantillons du travail d’un artiste, ce qui rend difficile de situer son travail dans son contexte – il en dit alors moins sur l’artiste et plus sur la vision curatoriale. Je pense que ce qui est intéressant dans cette façon de procéder, c’est que cela équilibre la perception du public : il parvient à se faire une idée de l’artiste et, en même temps, à percevoir cette si belle narration, cette vision curatoriale. La réalisation dans les deux espaces permet d’atteindre cet équilibre.

 

À travers sa carrière, Tavares Strachan a fait montre d’une pratique artistique multidisciplinaire qui mobilise nos facultés visuelle, intellectuelle et émotionnelle. L’aéronautique et l’astronomie, l’exploration des fonds marins, la climatologie extrême sont quelques-unes des arènes thématiques qui inspirent à Strachan ses allégories performatives qui parlent de déplacement culturel, d’aspiration humaine et de limite mortelle. La pratique artistique de Strachan et sa méthodologie contournent souvent le fonctionnement narratif habituel afin de produire un cadre moins conventionnel. La pratique ambitieuse et infinie de Strachan explore l’intersection de l’art, de la science et de l’environnement, et a inclus des collaborations transdisciplinaires avec nombre d’organisations et d’institutions. isolatedlabs.com et basecproject.org

 

L’interview de Esther Poppe.

 

Traduit d’anglais par Myriam Ochoa-Suel.

 

 

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