An essay by Sean O’Toole

Le numéro spécial Afrique

Several European Magazines have in recent years devoted entire issues to Africa. Whose continent do they portray, wonders Sean O'Toole

Le numéro spécial Afrique

Detail from the cover of Kaleidoscope, issue 15, 2012. © Cover image Kaleidoscope

By Sean O’Toole

Les choses commencent généralement ainsi : vous recevez un mail rédigé par quelque assistant de conservateur de musée ou stagiaire de rédaction qui vous informe que l’Europe souhaiterait présenter l’Afrique – dans une revue, sur les murs d’un musée, dans un endroit important en tout cas. Oh oui, répondez-vous, la géographie vous intéresse, achetez donc une pelle et allez vous-même creuser dans le désert. Mais non, vous répond-on perturbé, ce qu’il nous faut, ce sont des gens, des noms, des adresses électroniques, des JPEGs, des contacts. Pour mahala, s’entend, (en zoulou : pour rien), puisque l’Afrique est libre d’accès, depuis toujours.  Après plusieurs de ces tentatives devenues familières, vous abordez la chose plus astucieusement. Vous commencez à agir comme le fit Lester Bangs.

En 1975, un rédacteur fraîchement émoulu en mission pour l’un des quotidiens de Détroit se rend dans les locaux de Creem, magazine consacré à la musique disparu depuis et publié par Bangs, un journaliste franc du collier muni d’une moustache à la Burt Reynolds. « Où va le rock ? » lui demande le reporter débutant. « Les Allemands et les machines s’en sont emparé, » répliqua Bangs. Il avait raison : Kraftwerk au MoMa et à la Tate Modern. Qui aurait pensé cela en 1975 ? Bangs peut-être.

Ce qui m’amène ainsi à la réponse que je fis au stagiaire de rédaction de Kaleidoscope, une revue d’art italienne trimestrielle ayant consacré à l’été 2012 tout un numéro à l’art et à la culture du continent africain ou en rapport avec lui (ce qui fut suivi d’éditions spéciales Continent africain ou Afrique du Sud de la part de Vanity Fair, Icon, Art Review, Dazed & Confused, Monopol et Blueprint notamment.) « Où va l’art africain contemporain ? » m’avait-il demandé en substance. Pour plaisanter, je lui avais répondu en substance, « Les Congolais et leurs danseurs s’en sont emparé ».

Les éditeurs de la revue choisirent de présenter Nicholas Hlobo, une star de la biennale de Venise en 2011, dans la partie monographique. C’est parfait – il mérite cette couverture. Mais je continue de croire que Faustin Linyekula est plus important que Hlobo.  L’optimisme brut et participatif de l’atelier Kabako à Kisangani témoigne plus justement et plus honnêtement du caractère imprévu et informel du quotidien sur le continent africain que l’œuvre sculptée poétique et libre réalisée par Hlobo dans son atelier d’August House au centre de Johannesburg. Un postulat résultant d’un parti pris particulier.

Au début des années 70, lorsque Benjamin Buchloch reprit les rênes de Interfunktionen, revue d’art allemande aujourd’hui disparue, il s’engagea à montrer que « peinture et sculpture avaient véritablement cessé d’être des opérations viables », comme il le déclara durant un colloque du MoMa consacré aux revues expérimentales en 2006. C’est une attitude que partagent nombre d’artistes, conservateurs et critiques vivant et travaillant actuellement à Dakar, Kisangani, Le Cap, Lagos, Lubumbashi, Tanger et Johannesburg, moi compris. Curieusement, pourtant, il semble que cette information ordinaire ne soit pas entendue ailleurs.

«  Pourquoi ne prenons-nous jamais en compte les réalisations de ces artistes qui, payant le prix fort sur le plan professionnel, non seulement transcendent mais transfigurent aussi dans l’isolement individuel les frontières circonscrivant la notion d’africanité ? » demande Okwui Enwezor dans un texte d’une extrême intensité publié dans frieze en janvier 1996. Sa question est particulièrement pertinente s’agissant de Linyekula, qui quitta l’Europe en 2001 pour revenir en République démocratique du Congo, tout d’abord à Kinshasa puis plus tard, en 2006, à Kisangani. La plupart du temps pourtant, la question posée par Enwezor reste carrément ignorée, et l’on évite commodément de faire face à sa logique stimulante.

Pourquoi ? J’imagine qu’il y a une réponse théorique complexe enfouie dans une théorie postcoloniale, mais en vérité, cela se résume simplement. Une bêtise aveugle. Une bêtise obstinée. Une bêtise accablante. Une bêtise spectaculaire. Une bêtise pure et simple. Ces cinq piliers vertueux – rouages connus des journalistes (moi-même y compris) et des commissaires d’exposition–  sont au cœur du simulacre de sagesse et de bienveillance qui sous-tend habituellement la manière dont la créativité africaine est véhiculée et présentée à l’étranger. Car en dépit de tout activisme, la modernité et la contemporanéité africaine – cette notion éphémère d’enracinement dans l’actuel, dans le présent- doivent faire face au défi d’un persistant fétichisme du cargo.

«Étrange marchandise », c’est ainsi qu’Enwezor décrit en 1996 les objets que les dockers de la culture débarquent dans les entrepôts d’artefacts présentés en Europe. Nul doute que cette image n’ait été inspirée par le travail qu’il effectuait en se préparant à la seconde Biennale de Johannesburg en 1997. Comme on le sait bien aujourd’hui – plus encore après le projet du commissaire d’exposition Joost Bosland effectuant de 2012 un aller-retour sur l’atypique biennale d’Enwezor – Trade Routes : History and Geography fonctionnait comme une sorte d’atelier pour créer des modes de présentation et de pratiques qu’Enwezor allait déployer plus tard dans le cadre de la docum11. Plus prosaïquement, cela en fit une star, digne d’être présenté dans L’Uomo Vogue, qui consacrait tout un numéro au continent en mai 2012.

« Rebranding Africa » : ce slogan s’étalait en lettres argentées à côté d’un portrait assis du Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon paru en couverture de la revue italienne. Page 229, Hlobo « Le sculpteur d’Afrique du Sud ». Page 232, Okwui Enwezor, « commissaire d’exposition d’art contemporain du Nigéria ». Il est amusant de voir amis et proches – qu’ils soient amis imaginés ou proches parents spéculatifs- devenir objet de leur propre critique. Mais la question n’est pas de concentrer sur la seule célébrité d’Enwezor.

Dans un texte de 1996, Enwezor émettait l’hypothèse de « la sanction d’un patronage institutionnel » faisant du Béninois Cyprien Tokoudagba, du Ghanéen créateur de cercueils Kane Kwei, d’Esther Mahlangu, peintre muraliste du KwaNdebele, « la fierté de la représentation africaine contemporaine ». « Comment quelqu’un examinant sérieusement l’art contemporain en Afrique pourrait-il négliger l’importance des pratiques artistiques rompant avec les étiquettes du déterminisme racial et de l’origine nationale, des frontières et territoires internes de l’Afrique ? » demandait-il. Il est remarquable de constater la fréquence à laquelle les journalistes tintinesques, les commissaires d’exposition carriéristes et rédacteurs bornés ignorent cette question particulière.

La politique qui s’imposerait manifestement serait de refuser de participer à ces actes de représentation générés en dehors du continent. Mais où cela conduit-il ? « En ce qui me concerne, ainsi que la situation dans mon pays, » notait Kenyekula en comité à Johannesburg en 2011, « aucun artiste ne peut survivre sans montrer son travail à l’extérieur. » Artistes et écrivains connaissent bien ce dilemme. « Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Qu’est-ce que cela signifie pour notre indépendance, si c’est ce que nous sommes [indépendants] ? » Elle est compromise, répond-on par défaut, j’imagine. Mais qu’en est-il des possibilités constructives offertes par une collaboration qui passerait outre une faille connue ? En 2006, Granta, ce baromètre de l’establishment littéraire anglais, consacrait un numéro à l’Afrique. « Utilisez toujours le mot « Afrique » ou « continent noir » ou « safari » dans le titre, » a écrit l’auteur kényan Binyavanga Wainaina dans un opuscule célèbre donnant le mode d’emploi aux étrangers voulant écrire sur l’Afrique. « Les sous-titres pourront comporter les mots tels « Zanzibar », « Massaï « , Zoulou », Zambèze » « Congo », « Nil »,  « espace », ciel », « ombre », « tambours », « soleil » ou « époque évolue ». » Il termine en suggérant : « finissez toujours votre livre sur une citation de Nelson Mandela évoquant arcs-en-ciel ou renaissances. Parce que vous vous sentez concerné. » Merci, Binyavanga, j’en tiendrai compte.

Peu de temps après la publication de L’Uomo Vogue, une lectrice exaspérée envoyait une lettre à la revue pour se plaindre. « J’ai attendu le numéro spécial Afrique avec grand intérêt et beaucoup d’impatience tout cela pour avoir la déception de voir Ban Ki-Moon en couverture. » Il n’est pas africain, soulignait-elle. « L’équipe n’a peut-être pas pu citer d’Africains ? C’est une mauvaise excuse puisqu’on peut toujours avoir recours à Nelson Mandela. » Franca Sozzani, le moteur blond platine de l’édition italienne de Vogue, répondait peu après : « Nelson Mandela a déjà posé 2 fois pour nous. » Conclusion, la banque d’images de l’Afrique attitude, raison et intégrité, est complètement à court de ressources.

En décembre 1993, quelques mois après son élection à la présidence, Mandela était le rédacteur invité du numéro de Noël français de Vogue. En acceptant de travailler sur ce numéro spécial, Mandela suivait l’exemple de Marc Chagall, de Frederico Fellini et Joan Miró, eux-mêmes rédacteurs invités en leur temps. Le numéro spécial Mandela, qui suivait un numéro dont la rédaction avait été confiée un an auparavant au Dalaï-Lama, avait été conçu par Colombe Pringle, icône du style puis rédactrice, et comprenait 92 pages consacrées à Mandela.

Parallèlement à une interview du futur leader de l’Afrique du Sud non raciale, la revue  ajoutait un récapitulatif sur sa jeunesse, des articles sur la diversité ethnique et les rites d’initiation- « … Le Vieil Homme Sage vient toujours d’une noble tribu … » nous rappelle  Binyavanga – ainsi qu’une visite chez Mandela au Cap. Bien que n’étant pas célèbre pour exprimer audacieusement ses désirs, Mandela, dit-on, avait insisté à l’époque pour que le numéro comprenne également un article sur la faune d’Afrique. Cette litote porte en elle une possible leçon de rébellion : dès qu’ils participent à l’une de ces opérations indirectes de diplomatie étrangère, les artistes, écrivains, commissaires d’exposition et lecteurs devraient réclamer l’irraisonnable.

Sean O’Toole est écrivain et coéditeur de CityScapes, journal critique de réflexion urbaine. Il habite au Cap, en Afrique du Sud. 

Traduit de l’anglais par Marie-Claude Delion-Below

 

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